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sent à nos études, si nous voulons comprendre en nous-mêmes et dans les autres l’évolution des idées morales.

Ce n’est pas tout. La science morale, comme toutes les sciences, n’a pas seulement pour objet la recherche, mais la démonstration de la vérité. Il faut se démontrer à soi-même et s’efforcer de démontrer aux autres les résultats de ses investigations. Or nous rencontrons dans notre propre esprit comme autour de nous un grand nombre d’idées préconçues, avec lesquelles nous ne pouvons nous dispenser de compter, soit pour les combattre, soit pour y chercher un appui. Les croyances religieuses ou ce qui survit de ces croyances dans les âmes qui ont rompu avec elles, ont leur place parmi ces préjugés de l’éducation ou de l’hérédité. Il peut assurément être très légitime de chercher à s’en dégager ; mais, quelque opinion qu’on en veuille avoir, il n’est pas possible de les considérer comme des « quantités négligeables ».

La question est la même pour les rapports de la morale et de la théologie que pour les rapports de l’État et de l’Église. Nous ne voulons pas discuter ici la thèse de « l’Église libre dans l’État libre ». Nous croyons qu’elle exprime, dans son principe, une des conditions essentielles des sociétés modernes, quelques tempéraments qu’elle demande dans l’application ; mais rien ne serait plus propre à la compromettre que de la traduire, comme on le fait quelquefois, par cette autre formule : « l’État ignorant l’Église ; l’Église ignorant l’État ». Plus l’Église et l’État seront séparés, plus il importera à chacune des deux puissances de bien connaître l’autre, pour éviter des conflits non moins funestes à la paix matérielle qu’à la paix morale dans la société. Sous le régime d’un concordat, l’Église et l’État peuvent à la rigueur ne porter leur attention que sur les clauses du traité qui les lie ; mais, en l’absence de tout traité, l’Église doit compter avec tout l’ensemble de la législation civile et politique et l’État n’est pas moins intéressé à connaître, sinon dans leurs détails du moins dans leurs principes et dans leurs parties essentielles, le dogme et la discipline de l’Église. L’intérêt, des deux parts, serait le même, soit dans l’état de paix, soit dans l’état de guerre : la paix n’est jamais mieux assurée que si l’on sait se tenir en garde contre toutes causes de rupture et la guerre sera poursuivie avec des chances d’autant meilleures que chacun des belligérants connaîtra mieux les ressources de l’adversaire.

Entre la morale et la théologie, il peut aussi y avoir état de paix ou de guerre. La morale est également intéressée, dans chacun des deux états, à compter avec des dogmes où elle peut trouver soit l’appui le plus efficace, soit l’obstacle le plus redoutable pour s’emparer des consciences.