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BEAUSSIRE. — l’indépendance de la morale

conscience de chaque individu ; mais la conscience individuelle n’est elle-même qu’une forme de la conscience générale, c’est-à-dire des croyances morales qui dominent, à un moment donné, dans une société déterminée, et l’état moral d’une société ne peut être bien connu qu’à la lumière de son histoire. Enfin les différentes sociétés ne sont isolées ni dans le présent ni dans le passé. Les préceptes de la morale embrassent toutes les relations qui peuvent se produire d’homme à homme, de peuple à peuple, dans l’humanité entière, et l’intelligence de ces relations appelle une étude complète de l’humanité dans son état présent et dans son histoire.

La morale dépend ainsi de toutes les sciences qui ont l’homme ou l’humanité pour objet. Elle ne dépend pas moins de ces autres sciences qui prétendent pénétrer au-delà et au-dessus de l’ordre naturel des choses et dont le positivisme n’a pas réussi jusqu’ici à affranchir l’esprit humain. Quoi qu’il faille penser de la métaphysique et de la théologie, elles ont eu une trop grande part à la formation et au développement des idées morales, elles tiennent encore aujourd’hui une trop grande place dont la conscience morale de la plupart des hommes pour qu’il soit possible d’en faire entièrement abstraction dans l’étude de la morale.

On voudrait vainement, au point de vue de la recherche et de la discussion scientifiques des principes de la morale, distinguer entre la métaphysique et la théologie. La distinction se fait chez les philosophes et les théologiens de profession ; elle ne se fait pas, elle ne s’est jamais faite dans la masse des esprits. Les philosophes mêmes qui mettent le plus de soin à séparer absolument le domaine de la raison de celui de la foi, gardent à leur insu, dans leur métaphysique, l’empreinte ineffaçable, soit de leur éducation religieuse, soit de certaines influences religieuses dont la transmission héréditaire n’a pu être annihilée ni par une éducation dégagée de toute foi dogmatique ni par le travail ultérieur d’une pensée qui veut être et qui se croit entièrement libre. L’esprit le plus indépendant vit toujours plus ou moins de cette « ombre » ou de cette « ombre d’une ombre » qu’a laissée dans les âmes, suivant M. Renan, la foi disparue et à laquelle l’illustre écrivain attribue, dans bien des cas, « les restes de notre vertu ». Elle tient, quoi que nous fassions, une place non moins grande dans nos jugements que dans nos actes. On a remarqué avec quelle facilité les formules de la vieille métaphysique reviennent à la pensée d’un Descartes, dès les premiers pas qu’il fait hors du doute méthodique ; il ne réussit pas davantage à écarter les formules de la théologie scolastique. Les influences théologiques, de même que les influences métaphysiques, et à un titre plus certain encore, s’impo-