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L’INDÉPENDANCE DE LA MORALE


I

La première condition d’une morale philosophique et scientifique est sa complète indépendance ; mais il faut bien l’entendre. Le nom de morale est équivoque ; il désigne à la fois une science et l’objet de cette science. On confond les deux sens quand on oppose, comme on le fait généralement en Angleterre, la « morale utilitaire » à la « morale intuitive » ; car le point de vue de l’utilité se rapporte à l’objet même de la morale et le point de vue de l’intuition à la façon dont s’en acquiert la connaissance ou la science. C’est seulement en ce qui concerne son objet que nous affirmons l’indépendance de la morale.

La confusion d’une science avec son objet ferait rire, s’il s’agissait d’un objet matériel. Rien ne paraîtrait plus absurde que prêter les attributs des corps, le poids, la température ou la couleur, aux sciences qui traitent des corps. Même pour les objets immatériels ou réputés tels, s’ils ont un caractère concret, une telle confusion paraît impossible. Nul ne confondra les attributs de l’âme ou de Dieu avec ceux de la psychologie ou de la théologie. La confusion semble, au contraire, toute naturelle, quand les sciences ont un objet idéal et abstrait. Entre un corps et l’idée de ce corps la distinction se fait d’elle-même : entre une idée et l’idée de cette idée, la distinction parait subtile et beaucoup n’y verront qu’une pure tautologie. Il est cependant impossible de résoudre exactement et clairement les questions de dépendance ou d’indépendance, soit entre les sciences elles-mêmes, soit entre leurs objets, si l’on ne fait pas cette distinction, dont la scolastique a pu abuser, mais qu’elle n’a pas eu tort de reconnaître et que Kant n’a pas dédaigné de lui emprunter, entre l’ordo essendi et l’ordo cognoscendi. Elle n’est pas moins nécessaire dans les sciences de l’abstrait que dans les sciences du concret. On sait qu’Auguste Comte classe les sciences d’après leur degré d’indépendance à l’égard les unes des autres. Or, toute sa classification est obscurcie par une confusion perpé-