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ANALYSES.alfred sidgwick. The Fallacies.

lui donne gain de cause. Quelle est en effet la doctrine qui domine tout l’ouvrage ? C’est qu’un argument n’est valable, une conclusion n’est vraie que lorsqu’ils ont résisté à toutes les attaques. Leur puissance de résistance à l’attaque est la mesure même de leur valeur. Mais il est aisé de concevoir que, quels que soient le nombre et la force des attaques auxquelles un raisonnement a victorieusement résisté, on peut toujours supposer que de nouvelles attaques sont possibles, et il est impossible alors de préjuger l’issue de la lutte, Une place forte a beau avoir victorieusement résisté à vingt assauts, aux ennemis les plus acharnés, aux engins de destruction les plus formidables, il est toujours possible de supposer qu’elle succombera sous une attaque plus savante ou des engins plus redoutables encore, Elle a beau être invaincue, elle n’est pas invincible, On peut donc toujours concevoir des doutes sur la valeur d’un argument et douter de la vérité de la conclusion qu’il est destiné à établir, car le doute ne cesse que lorsque non seulement l’argument a résisté à toutes les attaques, mais lorsqu’on est assuré qu’il résistera victorieusement à toutes celles qui pourront se produire dans la suite. Or nulle part M. Sigwick n’indique le moyen de s’assurer de cette infaillibilité dans la résistance,

Aussi ne vise-t-il qu’à une certitude pratique, telle que celle dont a besoin le banquier ou le commerçant pour se livrer à ses spéculations. Mais une telle certitude est évidemment le contraire de la certitude scientifique, au moins telle que nous sommes habitués à la comprendre de ce côté du détroit. Il est vrai que M. Sidgwick nous dit que les croyances scientifiques sont elles-mêmes des préjugés expressément reconnus comme provisoires (pages 316). Aug. Comte et Stuart Mill l’avaient déjà dit. Une loi naturelle, une vérité scientifique n’est vraie que parce que l’expérience ne l’a jamais démentie et l’a toujours confirmée ; mais nous ne sommes jamais absolument sûrs que l’expérience future sera d’accord avec l’expérience passée. Il est possible que, dans l’avenir, les lois de la gravitation, de la chûte des corps, de la chaleur, etc., cessent d’être vraies. Notre certitude, notre confiance en la vérité de ces lois pour l’avenir croissent en raison directe du nombre de nos expériences. Chaque expérience nouvelle est une probabilité de plus en faveur de la vérité de la loi et de la reproduction future du même fait. Chaque expérience nouvelle est un atout de plus dans le jeu du savant qui prévoit l’avenir.

M. Sidewick est entièrement de cet avis, et, si nous cherchons la raison de son opinion, nous la trouverons dans une doctrine métaphysique. Infidèle à sa maxime de se tenir en dehors de toute métaphysique, il se range sous la bannière de l’empirisme, et il en porte la peine. Dire que la seule source de la vérité est l’expérience, c’est évidemment se condamner à dire que le passé seul est assuré et que l’avenir ne le sera que lorsqu’il sera lui-même passé. C’est qu’il n’était pas aussi facile peut-être que le pensait M. Sidgwick de traiter de l’erreur, et par conséquent de la vérité, sans faire appel à quelque théorie métaphysique.