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ANALYSES.e. perrier. La philosophie zoologique.

Dès lors la filiation ne saurait plus exister que dans l’esprit du Créateur, non dans la réalité des faits. L’espèce, primitivement créée, est immuable. Deux animaux de même genre, bien que présentant les ressemblances les plus intimes, sont originairement aussi distincts que les êtres les plus divers, puisque chacun d’eux provient directement d’une pensée créatrice. Et, s’il en est ainsi, la science n’a pas à chercher l’origine des formes vivantes, à voir comment elles ont pu arriver à se constituer, Plus humbles doivent être ses aspirations. Elle n’a qu’à s’occuper de retrouver le plan de la création, et la connaissance exacte des types devient son but suprême. Mais, s’ils sont parfaitement distincts, s’ils sont en nombre fini, on ne doit point tarder à s’en apercevoir. Si, au contraire, ils sont variables, d’insensibles gradations doivent conduire d’un type à l’autre ; les limites des espèces deviendront de plus en plus difficiles à établir, à mesure que les efforts des descripteurs feront connaître un plus grand nombre de formes intermédiaires. L’accord ne pourra s’établir entre eux sur celles de ces formes qu’il faut élever elles-mêmes au rang d’espèces ; et les partisans de la fixité se chargeront ainsi de prouver eux-mêmes la variabilité des types. C’est ce résultat que prévoit Buffon et devant lequel il recule tout d’abord. Mais, à mesure qu’il avance dans l’étude de la nature, ses idées se modifient ; et l’histoire de leur graduelle évolution constitue l’un des plus intéressants chapitres du livre de M. Perrier. Je ne pense pas qu’elle ait jamais été mise mieux en lumière, Darwin, dans l’esquisse historique qui sert d’introduction à son Origine des espèces, n’a consacré que deux lignes à Buffon ; il méritait mieux, Ses idées ont grandement varié, c’est vrai. Il était, au début de sa carrière, convaincu de la fixité des espèces : mais le travail incessant de sa pensée a fini par le conduire à soulever, les uns après les autres, tous les grands problèmes que l’on devait plus tard agiter avec tant de passion.

Comme lui, son glorieux disciple Lamarck, est amené, par l’impossibilité de délimiter exactement les espèces, à conclure à la variabilité des types. Élevé dans le même milieu scientifique, Geoffroy Saint-Hilaire défend aussi la même idée, bien qu’en l’appuyant sur des arguments tout autres.

Soutenue par de tels maîtres, et malgré l’imperfection qu’elle présentait à cette époque, cette doctrine eût pu, dès lors, exercer une influence décisive sur la marche de la science, s’il ne s’était trouvé dans le camp adverse un homme qui pesa sur les intelligences de toute l’autorité de son génie. Voilà donc Lamarck et Geoffroy d’une part, Cuvier de l’autre. De ce côté, le dogme de l’invariabilité des espèces ; de l’autre, la croyance profonde à la continuité, à l’enchaînement des phénomènes, dans le monde vivant comme dans l’univers physique. Autour des chefs, ne tarde pas à se grouper l’élite des savants et des penseurs.

La lutte des partisans de chacune des deux doctrines constituera dès lors toute l’histoire de la philosophie zoologique. C’est elle qui occupe presque entièrement l’ouvrage de M. Perrier. L’auteur a retracé, dans