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pensait, dans ces recherches sans issue, une somme de travail qui eût pu faire progresser sensiblement les connaissances positives.

Les grandes découvertes géographiques, depuis Marco Polo jusqu’à Christophe Colomb, l’invention même de l’imprimerie, ne paraissent pas tout d’abord changer beaucoup cet état de choses. Ce n’est qu’au xvie siècle que la lumière commence enfin à se faire dans les esprits, et que l’on revient à des études véritablement sérieuses. À partir de ce moment, les découvertes se succèdent ; des légions de chercheurs se mettent à l’œuvre ; on comprend enfin toute la stérilité des disputes scolastiques ; et F. Bacon « rétablit, pour la première fois depuis Aristote, les vrais principes de la philosophie et de la méthode scientifique. » L’hypothèse de la variabilité des êtres vivants, déjà signalée dans Aristote, se trouve nettement énoncée dans la Nova Atlantis, ainsi que la lente évolution des types actuels.

La découverte du microscope vint encore donner un nouvel élan à l’étude de la nature. Désormais le trésor des connaissances humaines s’enrichira chaque jour. Mais, alors que le nombre des animaux connus augmente sans cesse, que les descriptions s’ajoutent aux descriptions, il devient urgent que chaque forme animale reçoive un nom distinct, qu’elle soit nettement définie. Sperling a le premier l’idée de le faire au moyen de courtes diagnoses, qu’il nomme préceptes. Mais il faut arriver à Linné, pour trouver enfin l’application à la science de la nomenclature en usage dans l’état civil, de cette nomenclature binaire universellement adoptée aujourd’hui.

Chaque espèce, c’est-à-dire chaque groupe d’animaux de même forme reçut un nom. Ces premiers groupes, suivant leur plus ou moins d’affinités réciproques furent ensuite répartis en autres groupes de plus en plus compréhensifs : genres, ordres, classes. L’essentiel était évidemment de bien définir le groupement premier, l’espèce ; cette expression de la langue usuelle n’ayant pas encore revêtu une rigueur scientifique, et s’appliquant indifféremment à des groupes d’importance fort diverse. Que faudra-t-il désormais entendre par ce mot ? Ray avait déjà donné plus de précision à une idée qui s’était même présentée à Aristote, et qui n’est, somme toute, que la généralisation d’un fait de connaissance vulgaire. Les êtres vivants que l’on observe le plus ordinairement proviennent d’êtres semblables à eux-mêmes, On dira donc de même espèce les êtres provenant de parents communs. Mais ces premiers progéniteurs doivent, suivant la Bible, avoir été créés directement par Dieu ; et c’est ainsi que Linné arrive à sa définition célèbre : Nous comptons autant d’espèces qu’il est sorti de couples des mains du Créateur. Qu’il ait été, sans doute, un peu au delà de sa pensée, afin de lui donner un tour plus saisissant ; qu’il ait d’autre part exprimé nettement sa croyance à la continuité du monde organique ; le mal est fait : nous ne sommes plus sur le terrain de la science, mais sur celui de la foi. Les disciples ne tarderont pas à aller encore au delà du maître, et à prendre pour des entités distinctes les groupes spécifiques si nettement définis.