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prennent des traits de plus en plus arrêtés ; ils deviennent rigides, et, à mesure aussi, la plasticité du corps social diminue. M. Spencer a des remarques pleines d’une pénétrante justesse sur la tendance des organismes gouvernementaux à s’immobiliser dans des formes qui excluent toutes réintégrations et adaptations nouvelles. Chacun d’eux, subsistant ou se créant aux dépens des forces vives de la société tout entière qui l’alimente, cherche à maintenir son pouvoir et ses traditions ; les membres qui participent à l’autorité aspirent à la conserver pendant toute leur vie, puis à la transmettre à leurs enfants ; s’ils y réussissent, c’en est fait de tout progrès. Le reste des citoyens s’épuise à nourrir ceux qui, à des titres divers, ont charge de les gouverner ; le développement exagéré de l’appareil gouvernemental aboutit au dépérissement de l’organisme total, à une inquisition minutieuse, vexatoire, exercée sur les actes et jusque sur la vie privée de chacun ; les bienfaits d’une forte subordination politique peuvent être ainsi plus que compensés par les maux qu’elle entraîne.

Dans une série de chapitres, tous intéressants et remplis de faits, M. Spencer nous fait assister à la naissance et à la constitution des corps consultatifs et représentatifs, des ministères, des organes de gouvernement local, des systèmes militaires, des appareils judiciaire et exécutif. Tous sortent, par différenciations insensibles, de ce qu’on pourrait appeler l’homogénéité primitive du protoplasma social. Tous se différencient à leur tour en organismes subordonnés. La division du travail, la spécialisation des fonctions croissent avec l’extension du groupe, soit par la conquête, soit par l’accession volontaire de groupes voisins, soit par le développement naturel de la population, Il va sans dire que, selon les circonstances, les lois de l’évolution sociologique amènent tantôt l’affermissement, tantôt la décadence de l’appareil gouvernemental et du système de la coopération par contrainte ; mais partout la prédominance de l’esprit militaire produit une forte discipline administrative et politique ; celle de l’esprit industriel, au contraire, a pour effet la revendication toujours plus énergique et plus efficace des droits et de la liberté individuels.

De là de légitimes inductions sur l’avenir des sociétés. Et d’abord, écartons l’espérance chimérique que les types politiques supérieurs puissent devenir prédominants sur toute la surface du globe. « Dans l’avenir comme dans le passé, les circonstances locales doivent exercer une grande influence dans la détermination des institutions gouvernementales, puisque ces institutions dépendent en grande partie des modes d’existence nécessités par le climat, le sol, la flore et la faune. Dans les régions telles que celles de l’Asie centrale, qui ne sauraient nourrir des populations nombreuses, il est probable qu’il y aura tou jours des hordes nomades, régies par une forme gouvernementale simple. Les vastes territoires de l’Afrique centrale, mortels pour les hommes de races supérieures, et dont l’atmosphère saturée de vapeur produit l’énervement, pourront demeurer le domaine de races infé-