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ANALYSES.herbert spencer. Principes de sociologie.

condamné à la mort ou à la servitude les groupes de mœurs pacifiques et douces ; aujourd’hui même, entre les peuples, la même concurrence subsiste et produit les mêmes effets. L’intelligence a pu remplacer la force brutale ; mais elle est une force, elle aussi, et plus terrible, au service des appétits de domination, de conquête, de destruction. Intelligence et férocité sont loin de s’exclure ; elles s’impliquent même, plus que jamais, comme conditions de la victoire. M. Spencer n’est pas embarrassé d’en trouver des exemples dans l’histoire contemporaine de son pays ; son patriotisme révolté ne peut se contenir devant certains actes de brigandage accomplis ou approuvés par les adorateurs d’un dieu de paix et de charité, devant cette propagande qui prétend civiliser les races inférieures par l’extermination. Mais quoi ! n’est-ce pas la logique même de la doctrine évolutionniste ? Il est difficile de comprendre comment cessera au sein de l’humanité cette compétition meurtrière, ou comment elle répudiera les armes sanglantes du passé pour n’attendre plus la victoire que de la justice et de l’amour. La même cause, savoir la lutte pour la vie, subsistant, il semble que les mêmes effets devront toujours se produire. En tout cas, nous sommes malvenus à protester contre les scandales de l’histoire d’autrefois ; nos sentiments d’indignation sont irrationnels ; l’évolution a fait son œuvre, n’importe par quelles voies ; cette œuvre est bonne, tout compte fait, et ne peut être que bonne. À la sensibilité de se taire et d’adorer, jusqu’à nouvel ordre, la justice de la force victorieuse, la sainteté du succès.

Il nous faudrait suivre maintenant, dans ses détails souvent compliqués, l’évolution des institutions politiques. Nous n’en indiquerons que les traits essentiels. M. Spencer commence par déterminer avec quelque précision ce qu’il convient d’entendre par organisation politique, Tout groupe social, si petit qu’on le suppose, est fondé sur la coopération. Les unités sont associées, soit pour se procurer plus facilement, par l’échange des services, les choses nécessaires à la vie, soit pour lutter contre l’agression des groupes voisins. Le premier mode de coopération, qui a surtout pour objet la poursuite de fins privées, est inconscient ; il a pour effet direct le bien de l’individu ; celui du groupe n’en est qu’un résultat indirect. Le second mode est conscient ; il implique la subordination de l’intérêt individuel à celui de la société, il suppose une contrainte, plus ou moins énergique, exercée sur la liberté de chacun. C’est là proprement l’organisation politique.

Comme tout organisme, comme tout composé en général, l’organisation politique passe de l’homogénéité à l’hétérogénéité, de la simplicité à la complexité et à la différenciation progressives et de plus en plus stables. Ainsi le pouvoir, concentré d’abord entre les mains d’un chef temporaire choisi pour les besoins de l’attaque ou de la défense, devient peu à peu viager, puis héréditaire dans une même famille. À l’origine, le même homme est souvent général, prêtre, roi ; mais chacune de ces autorités, civile, religieuse, militaire, tend à se créer son organisme propre et de plus en plus différencié. En même temps, ces différents organismes