Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
96
revue philosophique

compliquées parfois, de l’étiquette. Il en est autrement déjà dans la partie industrielle et commerçante du peuple anglais, et surtout en Amérique. La France, à cet égard, occupe une position intermédiaire. Plus les idées de liberté et d’égalité deviendront en quelque sorte organiques) plus s’étendront et se fortifieront les habitudes mentales créées par le système de la coopération volontaire, plus s’atténuera le joug du gouvernement cérémoniel. Chacun prenant une conscience à mesure plus claire et plus énergique de sa dignité, « les sentiments semblables à ceux des gens par qui et envers qui s’accomplissent des actes exprimant la subordination deviendront de plus en plus des objets d’aversion. » Mais il faut que la transition soit lente ; il faut ici comme partout qu’il y ait évolution, non révolution. « Si les observances qui règlent les relations sociales perdent leur autorité avant que les sentiments qui portent à la vraie politesse se soient développés, il se produit inévitablement plus ou moins de grossièreté dans la conduite, et par suite plus ou moins de danger de dispute. Il suffit de mentionner certaines parties de nos couches sociales inférieures, les charbonniers et les briquetiers, que leurs rapports avec leurs maîtres et les autres personnes laissent à peu près sans frein, pour voir que des maux considérables naissent d’une décadence prématurée de la règle cérémonielle, » Ces réflexions et ces réserves sont très sages. Mais est-il sûr que la vanité perdra jamais tous ses droits ? N’est-ce pas, par exemple, aux yeux des démocrates les plus égalitaires en théorie que les titres nobiliaires auront souvent le plus de prestige ? Mettons que ces distinctions, restes d’un état social fondé sur la guerre et la conquête, soient un jour estimées pour ce qu’elles valent ; les inégalités de richesse, de savoir, de talent, ne tendront-elles pas à en créer d’autres ? Est-ce tout à fait sans motif que l’on parle quelquefois d’une féodalité financière plus méprisante que l’ancienne ? L’avenir nous réserve peut-être des exemples d’une sorte de fétichisme enfanté par l’adoration de la science où du génie, et il n’est pas prouvé que la restauration du gouvernement cérémoniel n’aura jamais pour complice l’orgueilleuse faiblesse de ces puissances.

II. Les mêmes lois qui régissent l’évolution des institutions cérémonielles gouvernent celles des institutions politiques. Dans-un chapitre préliminaire, M. Spencer écarte une objection qui a été souvent faite à la doctrine de l’évolution : c’est qu’elle exclut tout jugement moral des faits historiques. On ne peut nier que du point de vue évolutionniste l’établissement d’une forte autorité politique n’ait été, somme toute, avantageux. Par cela seul que les sociétés ainsi constituées présentent plus de cohésion soit pour la résistance, soit pour l’attaque, elles ont dû vaincre dans la lutte pour l’existence, et puisqu’elles ont vaincu, elles sont non seulement absoutes, mais glorifiées aux yeux du progrès universel. Dès lors, les sentiments d’indignation et d’horreur que fait naître le spectacle des massacres dont l’histoire est remplie sont condamnés par la raison qui doit applaudir au triomphe des meilleurs, c’est-à-dire des plus forts. Les nécessités inexorables de la bataille pour la vie ont