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De quel droit l’avons-nous fait si ces forces enveloppent en elles-mêmes une conscience dont nous ignorons et dont nous devrions par conséquent respecter le mystère ? Mais, dira-t-on, cette conscience, qui est au fond des éléments matériels, échappe en fait à toutes nos atteintes. Nous n’avons en effet de prise que sur les consciences collectives ou tout au moins synthétiques qui paraissent inséparables des organismes humains et animaux, Mais, pourrait-on objecter, ce qui est irréductible et inexplicable, c’est la conscience élémentaire : la conscience composée et organisée est une résultante dont la science compte et mesure tous les facteurs ; le physiologiste en fait déjà l’analyse s’il n’est pas encore capable d’en faire la synthèse. Elle n’est pour lui qu’un mécanisme dont les derniers éléments ne sont pas, il est vrai, mécaniques ; mais n’en est-il pas ainsi de toute chose ? — En résumé, on peut distinguer en nous : 1o la conscience ; 2o l’organisation de la conscience. D’après les théories d’une physiologie et d’une psychologie que M. Fouillée ne reniera pas sans doute, la conscience est le suprême mystère : mais cachée dans les derniers éléments de notre être, elle n’a pas besoin d’un respect qu’il nous est impossible de ne pas lui accorder ; et l’organisation de la conscience ne saurait se couvrir contre les entreprises de la force de la mystérieuse inviolabilité du droit, car, d’après ces mêmes théories, la science en donnera certainement un jour la formule complète et définitive.

Maintenant, si l’on pousse plus avant la critique du principe de cette nouvelle morale, il faut bien se demander pourquoi le mystère qui entoure la source même de la personnalité humaine doit nous inspirer, d’après M. Fouillée, une sorte de respect religieux. On ne peut, ce semble, faire à cette question que deux réponses : ou bien, la conscience nous impose le respect, parce qu’elle est inconnue et impossible à connaître, et la dernière raison du droit est le mystère ; ou ce qui la rend sainte et auguste à nos yeux c’est qu’elle recèle peut-être le germe du bien universel, et la dernière raison du droit est l’idéal. L’inscription qu’il faut graver sur l’autel de la moralité est-ce : À l’Inconnu ? ou, comme chez les Athéniens : Au Dieu Inconnu ? Ignorance ou espérance, lequel de ces deux mots légitime le désintéressement et la vertu ?

Le mystère a sur l’esprit de l’homme d’étranges effets, qu’on a comparés au vertige. Il l’attire et le repousse tout ensemble tel qu’un précipice sans fond. Mais si ce sentiment mystique est naturel, il n’en est pas moins la racine de toutes les superstitions. Pourquoi l’inconnu, comme tel, exciterait-il notre respect ? S’il est absolument indéterminé pour nous, le seul sentiment qui puisse lui convenir, c’est sans doute l’indifférence : à l’absence de toute idée positive doit correspondre l’absence de tout sentiment positif.

Le fond de toute religion c’est de supposer que ce qui est mystérieux est divin : serait-ce donc aussi, d’après M. Fouillée, le fond de toute morale ? Le mystère après tout n’est qu’un voile : ce qu’on adore, ce n’est pas le voile lui-même, c’est le dieu qu’il cache sans doute. On