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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

comparablement plus puissant s’il s’agit de rendre la sublimité de l’amour de Roméo et de Juliette[1]. Or comment, sans le secours des mots, la musique dira-t-elle non seulement qu’elle exprime l’amour, mais que cet amour est l’amour sans épithète, qu’il n’est ni celui d’un père pour sa fille, ni celui d’une mère pour son fils, ni celui d’un fils pour sa mère, et que, de plus, il est sublime ? Comment les sons des instruments, justement parce qu’ils sont vagues, offriraient-ils un moyen de détermination plus efficace que les mois, justement parce que les mots sont plus clairs, plus précis, plus explicatifs ? Il y a là une erreur qui saute aux yeux. Elle consiste à se trop fier aux sonorités de l’orchestre.

Or, voici maintenant l’erreur contraire, celle qui pousse le compositeur à se défier de ces mêmes sonorités et à les forcer le plus possible pour en accroitre les effets. Berlioz est à ce point habile instrumentiste qu’au besoin il adoucit la musique jusqu’à faire croire à l’auditeur qu’il entend la danse des fées invisibles, les battements d’ailes et les chants des sylphes impalpables. Mais ce même sonoriste n’a-t-il pas maintes fois tenté de créer la musique colossale par la formation d’orchestres gigantesques grondant et tonnant pour leur propre compte, ou bien dialoguant avec un, deux, trois autres orchestres aussi formidables, aussi titaniques les uns que les autres ? C’est que sa nature nerveuse le dominait tout à coup et faisait dévier sa psychologie et son esthétique. Il a laissé dans ses livres des aveux étranges et de surprenantes assertions sur le genre d’émotion ou plutôt de secousse que la musique doit donner à l’être humain.

En quoi consiste le plaisir musical ? J’essayera d’en définir la nature à la fin de ces études. Il est toutefois aisé de comprendre en quoi ne consiste pas cette délectation spéciale. Est-elle d’autant plus vive, plus exquise que notre système nerveux est plus violemment secoué ? Parmi ceux qui ont un peu réfléchi sur ce sujet, personne ne le pense. Cependant non seulement Berlioz le pense, mais il l’écrit. Il juge que les théâtres lyriques sont trop vastes, parce que l’auditeur, dit-il, y est trop éloigné de l’orchestre et des chanteurs ; parce que, à une certaine distance de son point de départ, le fluide musical, comme il l’appelle, est sans force, sans chaleur et sans vie. « On entend, ajoute-t-il, on ne vibre pas. Or il faut vibrer soi-même avec les instruments et les voix, et par eux, pour percevoir de véritables sensations musicales. » Cette fausse conception de l’émotion musicale, cette part excessive accordée aux nerfs aux dépens de l’esprit, ont été cause de toutes les intempérances orchestrales de

  1. À ce sujet, voyez la critique serrée et irréfutable de M. Johannès Weber : Les illusions musicales, p. 84 et 85.