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gique et historique. Ne l’ayant pas définie, Berlioz la confond avec ce qui n’est pas elle, par exemple avec le caractère de l’allure des pèlerins ou de la marche des bouviers, ce qui ne se rattache ni à tel pays particulier, ni à telle date déterminée. Enfin, d’après lui, la musique instrumentale est en état de faire connaître le lieu ou le pays, par conséquent le caractère dans ce qu’il a de très particulier, sans avoir recours à la parole. Il commet donc ici une erreur en contradiction avec le principe qu’il défend. M. Johannes Weber objecte avec toute raison que nulle musique ne révèle au premier venu son origine nationale ; que, pour reconnaître les rythmes et les formes mélodiques des Arabes, il faut d’abord savoir que ces formes et ces rythmes sont orientaux ; qu’une czardas ne sert de signalement à un Hongrois qu’à la condition que l’auditeur sache que c’est une danse hongroise[1]. L’intervention explicative de la parole est donc ici nécessaire. Assurément, quoique ce nom de couleur locale soit, en musique, aussi mauvais, aussi, faux que celui de coloris, on ne saurait nier qu’il ne couvre quelque chose de réel. M. E. Reyer refuse à bon droit de n’y voir qu’une « ineptie ». Il accorde à la couleur locale le mérite de nous transporter dans le milieu où notre imagination à besoin de se placer et pense que, si elle y réussit, nous devons être satisfait[2]. Soit ; mais elle n’y réussit qu’avec l’aide des mots, ou tout au moins d’un mot, d’un titre. Et voilà pourquoi la question du programme, considéré à ses divers degrés d’étendue, appartient à la psychologie musicale.

Berlioz aborde cette question. Il ne la résout pas en disant que, si la musique veut sortir d’un cercle, qu’il lui trace trop grand, elle est tenue de recourir à la parole chantée, récitée ou lue. Il affirme qu’il y a une limite, ce qui est incontestable ; mais cette limite, il ne la marque pas. Toutefois la science lui saura gré d’avoir souvent vu, sinon toujours, ce que d’autres n’ont jamais vu ou ne voient pas même encore aujourd’hui.

Mais les vues psychologiques de Berlioz, bien plus intuitives que réfléchies et méthodiques, étaient par conséquent très incomplètes. De là ses contradictions tantôt sur la supériorité, tantôt sur l’infériorité de l’orchestre comparé au chant vocal. Il se plaint des critiques, excessives selon lui, qu’on lui adressait à cet égard. Il ne s’aperçoit pas qu’il les a trop souvent justifiées. Il se défend en termes amers d’enfler le pouvoir expressif des instruments ; pourtant il lui arrive de soutenir que l’orchestre, avec sa langue plus riche, plus variée, moins arrêtée que le chant des paroles, est, par son vague même, in-

  1. Les illusions musicales, pages 108 et 109.
  2. Feuilleton musical du journal des Débats, du 17 juin 1883.