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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

Ils s’interdiraient de faire de la clarinette cet éloge inattendu « que cet instrument a enfin introduit dans l’orchestre le clair obscur ». Certes les hommes de grande valeur dont je tais ici les noms ne prennent au pied de la lettre aucune de ces façons de parler. Mais d’autres s’y empêtrent. À force de répéter ces locutions, ils finissent par les croire exactes. C’est ainsi que s’efface la signification réelle des mots et que disparaissent les frontières des différents arts. Les amis de la clarté protestent et dégagent leur responsabilité, advienne que pourra. Ils adressent, en souriant, de fraternels reproches à « ceux qui imitent les peintres du moment, qui épuisent la gamme du gris, qui font chanter ensemble les tonalités du bleu, du rose, du violet[1]. » Quant à vouloir détromper les dupes, ils n’y prétendent pas : trop de gens sont ravis de croire qu’au concert ils en entendent de toutes les couleurs.

Il serait bien long et, croyons-nous, superflu de soumettre à l’analyse psychologique un plus grand nombre de timbres instrumentaux. Ce n’est point ici un manuel technique. Les instruments déjà étudiés ont appris ce qu’il fallait savoir. La loi qu’ils ont montrée reparaitrait la même si la famille des instruments à cordes était à son tour passée en revue. L’auteur du Freischütz a dit lui-même tout à l’heure que, pour donner à son opéra le caractère, le ton caractéristique, le pittoresque de la vie de chasse et le pittoresque fantastique, il n’avait pas eu trop de tous les timbres chantants, y compris : ceux du quatuor. La musique dite pittoresque n’a donc pas d’autres ressources quant aux timbres que celles de la musique psychologiquement expressive. Elle les emploie autrement, il est vrai, et c’est là son mérite propre. Mais, privée du concours des instruments vocaux, elle serait réduite à néant.

Dans la science du pouvoir expressif des timbres, Berlioz a eu un précurseur et un initiateur. Ce fut son maître Lesueur. Le premier, celui-ci, a présenté une théorie de la sonorité spéciale des instruments dans son rapport avec les êtres, les personnes, les situations, le sens des paroles, à l’église et au théâtre. M. O. Fouque a mis en pleine lumière, dans son livre sur les Révolutionnaires de la musique, les services incontestables rendus sous ce rapport à l’art musical par l’auteur de l’opéra des Bardes et de l’opuscule théorique intitulé : Exposé d’une musique une, imitative et particulière à chaque solennité. Malheureusement, aux yeux de Lesueur, la musique picturale, ainsi qu’il la nomme, limitation, le pittoresque, là était tout entier l’art des sons. Il criait à ses élèves : « Exprimez, peignez, plus de

  1. H. Blaze de Bury, Musiciens du passé, du présent et de l’avenir, p. 387.