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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

Le mariage des timbres engendre des timbres nouveaux, parfois délicieux, parfois terribles. Ces timbres sont pittoresques, mais ils le sont aussi bien au sens psychologique qu’au sens physique. Il n’y a donc à proprement parler ni musique exclusivement pittoresque, ni musique exclusivement psychologique. « On ne saurait tracer, dit très bien M. Johannes Weber, une limite rigoureuse entre la musique purement expressive et la musique expressive et descriptive à la fois[1]. » Toute musique, en effet, est l’un et l’autre : ce qui les distingue, c’est la prédominance de l’un des deux caractères sur l’autre. Mais il n’est pas une composition qui ne porte à des degrés différents l’empreinte de ces deux caractères.

Pourquoi donc la marque particulière de la musique où prédomine l’évocation des sentiments est-elle appelée : le caractère, tandis que la marque de la musique qui éveille plutôt des images d’objets physiques est nommée : le coloris ? Le coloris cependant ou n’est rien du tout, ou bien est, à n’en pas douter, un aspect du caractère. Pourquoi cet emprunt à la peinture d’un mot qui ne vaut pas l’excellent terme de caractère et qui, de plus, a l’inconvénient de tout embrouiller ? On s’aperçoit déjà, on s’apercevra de plus en plus du mal que ce simple mot : le coloris, a causé à la musique moderne.

Le premier, le plus grand tort de ce langage détourné de son sens naturel, a été de fortifier l’erreur déplorable qui admet une musique imitative. Coloris, en effet, pour beaucoup de gens, veut dire reproduction exacte. Nous avons déjà réfuté cette fausse conception de la puissance des sons ; nous n’ÿ reviendrons pas, et nous signalerons une fois de plus au lecteur les pages aussi incisives que justes consacrées par M. Johannes Weber à cette question dans son livre sur les Illusions musicales. Le second résultat, non moins fâcheux, de ces emprunts faits à la terminologie des peintres, c’est que le développement du vocabulaire qui convenait à la musique en a été entravé ou dévié. Tout en retenant les mots généraux qui sont naturellement communs à la peinture et à d’autres arts, comme ton, nuances, teinte, demi-teinte, éclat, harmonie, etc., on pourrait très bien se passer de puiser à pleines mains dans le lexique spécial de l’art de peindre. La preuve, nous venons de la donner en parlant, pendant de longues pages, de musique pittoresque sans recourir une seule fois aux mots de couleur et de coloris, qui ne paraissent que dans des citations. Que si les musiciens et les critiques avaient absolument besoin de quelques termes nouveaux, que ne choisissaient-ils celui de sonoris, avec tous ceux qui en dérivent logiquement et grammaticalement ?

  1. Johannes Weber, Les illusions musicales, page 80, Paris, Fischbacher, 1883.