Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/561

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
557
ANALYSES.fouillée. Systèmes de morale.

thèse du sujet et de l’attribut ? N’est-il pas plus exact de dire que l’obligation est une idée pure, une supposition dont la valeur objective reste toujours à démontrer ?

Cette supposition même, Kant[1] en a montré la première origine dans la constitution particulière et subjective de notre esprit, dans l’opposition qu’elle établit entre le possible, objet de l’entendement, et le réel, objet de la sensibilité. Elle est du même ordre que les deux concepts de l’être absolument nécessaire et de la finalité de la nature. Si notre intelligence était entièrement intuitive, ces trois idées s’évanouiraient. N’en doit-on pas conclure que l’idée du devoir est relative et problématique ? Théoriquement problématique, dira-t-on ; pratiquement catégorique. Mais c’est confondre le sentiment instinctif et involontaire du devoir avec l’adhésion rationnelle au devoir, c’est ramener la moralité soi-disant autonome à un instinct aveugle et fatal.

Admettons toutefois l’idée du devoir comment pourra-t-elle s’appliquer aux actions humaines ? Cette idée est une simple forme, la forme de l’universalité mais elle cache un fond impénétrable, le noumène, raison pure, volonté pure, liberté intelligible, bien en soi. Elle est donc un moyen de réaliser ou plutôt de symboliser le monde intelligible dans le monde sensible. Ici les objections se pressent. Rien ne prouve, d’après M. Fouillée, que la loi universelle soit le véritable symbole de la liberté transcendante ni que cette liberté soit elle-même le bien. « Nous ne savons pas, dit-il, si la volonté de l’universel, qui est la moralité en sa forme, est la forme d’une réalité bonne, mauvaise ou indifférente. » — En outre, cette loi est purement négative c’est une loi veto qui ne fait pour ainsi dire que laisser passer les actions ou les arrêter selon qu’elle les juge ou ne les juge pas en règle. Mais comment concilier une règle restrictive ou négative avec l’autonomie de la volonté ? Enfin cette loi même est-elle pratiquement applicable ? M. Fouillée n’admet pas et réfute même l’objection classique « le formalisme théorique de Kant, en passant à la pratique, est obligé d’emprunter ses motifs à l’utilitarisme ; » il la trouve exagérée et superficielle. « L’utilité, dit-il, n’est pas pour Kant le but suprême de la conduite elle est un simple moyen ou une fin relative, dont la poursuite peut être permise sous une condition, à savoir la possibilité d’être universalisée. » La vraie difficulté, selon lui, c’est que l’universel, dans le monde sensible, se réduit forcément au général, et la généralité est toujours conditionnelle. D’ailleurs, « la contradiction des moyens généralisés dans l’ordre naturel ou social ne prouve pas, à elle seule, l’immoralité de la fin et l’impossibilité d’universaliser la fin. » Si tout le monde donnait son bien aux pauvres, à quoi servirait logiquement la charité ? Bien que le mensonge ne puisse s’universaliser socialement ni naturellement, il pourra être moral dans certaines circonstances quand il aura une fin morale. M. Fouillée en conclut que l’universel ne vaut pas par lui-même « On n’a le droit de dire : la

  1. V. Critique du jugement, t.  II, p. 81.