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F. PAULHAN. — la morale idéale

par nos sentiments esthétiques et le bien moral par le degré de satisfaction éprouvé par nos sentiments moraux. On peut remarquer d’abord que ces dernières satisfactions contribuant au bonheur général de l’individu, le bien et le beau sont par eux-mêmes essentiellement utiles, de telle sorte que pour des individus chez qui les sentiments moraux et esthétiques prendraient une prédominance marquée, la principale utilité serait la jouissance esthétique ou morale. Mais cela n’est qu’une exception, et il ne paraît guère possible ni désirable que les sentiments moraux et esthétiques prennent cette importance qui pourrait certainement amener de très graves inconvénients[1]. Faut-il donc ramener le beau et le bien à l’utile et essayer de réformer le sentiment moral de telle sorte que tout ce qui est socialement utile paraisse honnête. Je crois en effet, que dans la plupart des cas, les conflits peuvent être résolus de cette façon, toutefois, il faut bien se souvenir aussi que l’utile n’est pas une chose immuable, que le bonheur est attaché à des choses différentes selon la constitution mentale de l’individu, et que, si nous voulons donner à l’utile et à l’honnête un critérium définitif, nous devons le chercher dans la règle la plus générale. Le précepte devra être donné, par conséquent, dans le sens de la systématisation la plus grande.

On pourrait soutenir peut-être que c’est là ramener tout, en un certain sens extrêmement large, à l’utile, s’il n’y avait pas lieu de tenir compte d’un nouveau conflit plus réel encore peut-être que celui dont nous avons parlé jusqu’ici, le conflit de l’intérêt particulier et de l’intérêt général. Il est évident que, actuellement, en l’état des choses, ce qui est utile à l’individu peut être nuisible à la société. Il y a deux points de vue auxquels on peut se placer pour envisager cette question, d’abord la détermination théorique du devoir, ensuite la manière de faire accomplir ce devoir.

Le principe de la systématisation donne pour le premier point de vue une réponse nette : l’individu doit, dans certains cas, être impitoyablement sacrifié à l’intérêt général, son devoir peut être de se sacrifier lui-même, le devoir des autres peut être de le sacrifier. Il y a quelque chose qui nous révolte profondément dans l’idée que peut-être un innocent serait quelquefois ainsi sacrifié à l’intérêt général. C’est un problème qu’il vaut la peine de se poser. Les adversaires de l’utilitarisme veulent qu’on considère l’individu comme étant une fin en soi, et ayant une valeur absolue. C’est un point de vue auquel nous ne pouvons évidemment nous placer ici et qui nous paraît totalement inacceptable. Examinons la question avec notre principe. Il faut bien reconnaître

  1. Voir Spencer, Morale évolutionniste.