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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

explications précieuses chez les auteurs que nous aimons à citer. C’est aux faits qui les ont frappés et qu’ils ont bien décrits que nous appliquerons de préférence la méthode qui cherche l’âme sous les signes sonores de la vie et de l’être. Mais ceux-là mêmes qui ont rendu des services à l’esthétique musicale ne s’étonneront pas si nous prenons pour point d’appui principal, dans le présent travail, le Grand traité d’instrumentation et d’orchestration d’Hector Berlioz. Ce n’est point que l’on mentionne souvent cet ouvrage, si profondément original pourtant ; je n’en ai trouvé l’indication expresse et l’appréciation accompagnée d’extraits que dans le livre d’Octave Fouque intitulé : Les révolutionnaires de la musique. Toutefois la surprenante faculté qu’atteste ce traité, encore plus que les autres écrits du symphoniste français, a été reconnue, proclamée par ses amis, par ses adversaires même. Or une telle faculté, avec ce qu’elle découvre et signale, est le secours le plus puissant pour qui s’efforce de constituer une psychologie des timbres.

Chez Berlioz, le sonoriste incomparable enveloppe le psychologue, le voile quelquefois, le cache par moments, le révèle plus souvent encore et presque toujours avec éclat. Je lui avais déjà donné à part moi ce nom de grand sonoriste, le seul juste, le seul exact, le seul qui convienne et à une certaine manière de comprendre les timbres et à Berlioz lui-même. Vive a été ma satisfaction lorsque j’ai vu que des maitres l’avaient ainsi qualifié avant moi. Je ne prends en ce moment parti ni pour ni contre ses compositions musicales. Je demande seulement s’il n’a pas eu plus que personne l’intuition du rapport de telle sonorité à tel être, à telle passion ; s’il n’a pas possédé plus qu’aucun autre le sens particulier du son propre qui est en musique ce qu’est dans l’art de la lecture et dans l’art de la déclamation au théâtre, la voix qui répond mieux que toute autre à tel rôle, à tel personnage[1]. J’interroge les critiques, et voici ce que me répond, en son nom personnel et au nom de plusieurs, un juge de rare autorité :

« Berlioz avait poussé l’orchestre aux grandes sonorités nouvelles. ».… « Qui jamais fit un crime à Gluck de ne s’être pas contenté de l’orchestre de Lulli et de Rameau ? Qui voudrait aujourd’hui lui reprocher ses clarinettes et ses trompettes ?… Berlioz n’agit pas autrement, et, s’il manie les cuivres comme personne, du moins n’a-t-on guère à craindre avec

  1. « S’agit-il d’une scène à deux personnages… je (M. E. Legouvé, lisant) désigne chacun d’eux par son nom au début et aux premières répliques… je tâche même d’accentuer cette désignation en prêtant à chacun des deux personnages une voix qui lui soit propre et corresponde à son rôle. » (M. Ernest Legouvé, l’Art de la lecture, 28e édition, p. 185, Paris, Hetzel.)