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A. BINET. — l’hallucination

sans contestation en 1855 ; elle avait des adversaires convaincus, comme Sandras, Baillarger, Garnier. Ces auteurs soutenaient qu’un abîme infranchissable sépare la conception d’un objet absent ou imaginaire — autrement dit l’image — et la sensation réelle produite par un objet présent ; que ces deux phénomènes diffèrent non seulement en degré, mais en nature, et qu’ils se ressemblent tout au plus comme le corps et l’ombre. Mais, depuis cette époque, psychologues et physiologistes ont travaillé à étudier la nature des images, leur siège cérébral, leurs relations avec les sensations. Ils ont démontré que chaque image est une sensation spontanément renaissante, en général plus faible et plus simple que l’impression primitive, mais capable d’acquérir, dans des conditions données, une intensité si grande qu’on croirait continuer à voir l’objet extérieur. On trouvera dans les ouvrages spéciaux[1] la démonstration complète de ces vérités, qui de nos jours ont fini par devenir banales ; elles ne servent plus guère qu’à défrayer les traités psychologiques de second ordre. Nous nous contenterons de rappeler quelques-unes des observations les plus saillantes, fournies par les individus qui possèdent à un degré éminent le « pouvoir de visualiser ».

Il y a des joueurs d’échecs qui, les yeux fermés, la tête tournée contre le mur, conduisent une partie d’échecs. Il est clair, dit Taine, qu’à chaque coup la figure de l’échiquier tout entier, avec l’ordonnance des diverses pièces, leur est présente comme dans un miroir intérieur ; sans quoi ils ne pourraient prévoir les suites du coup qu’ils viennent de subir et du coup qu’ils vont commander. Deux amis qui avaient cette faculté faisaient souvent ensemble des parties d’échecs mentales en se promenant sur les quais et dans les rues. — Galton nous rapporte qu’une personne de sa connaissance a l’habitude de calculer avec une règle à calcul imaginaire dont elle lit mentalement la partie qui lui est nécessaire pour chacune de ses opérations. — Beaucoup de personnes ont leur manuscrit placé devant les yeux de leur esprit, quand elles parlent en public. Un homme d’État assurait que ses hésitations de parole provenaient de ce qu’il était tourmenté par l’image de son manuscrit portant des ratures et des corrections. — Certains peintres, dessinateurs statuaires, après avoir considéré attentivement un modèle, peuvent faire son portrait de mémoire. Horace Vernet et Gustave Doré possédaient cette faculté ; un peintre anglais cité par Wigan peignait un portrait

  1. Pour les faits, il faut consulter deux sources principales : Taine, de l’Intelligence, livre II, les Images ; Galton, Inquiris into human faculty, Mental imagery, page 83.