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ANALYSES.weber. Les illusions musicales.

musique de se conformer à un temps ou à un lieu que d’éveiller des sentiments analogues à ceux qu’éveillerait ce lieu ou ce temps dans certaines circonstances données, déterminées par le poème s’il s’agit d’un opéra ou d’un morceau de chant. La reproduction d’un air connu est ainsi un des moyens de faire de la couleur locale, mais non le seul, tant s’en faut, le plus facile peut-être, mais non le meilleur. Et il n’y a rien d’artificiel en cela. À ce point de vue, il me semble que dans Guillaume Tell on trouve quelquefois de la couleur locale, et que dans les Huguenots on trouve souvent de la musique historique. Croit-on qu’on pourrait remplacer la bénédiction des poignards par la conjuration de Guillaume Tell et réciproquement ? On m’objectera, il est vrai, que les passions des personnages ne sont pas les mêmes, mais il est facile de répondre que, si les passions ne sont pas les mêmes, c’est encore que précisément les temps et les lieux diffèrent, et que c’est encore une façon de faire de la couleur locale que de rendre d’une manière expressive des passions qui caractérisent une époque et un pays.

Je crois que cette théorie de la couleur locale et historique en musique répond ou permet de répondre suffisamment aux objections de M. Weber ; examinons-en quelques-unes : « … Quand même l’histoire nous apprendrait qu’à la Saint-Barthélemy les fusillés tombaient en chantant un choral, ils ne l’auraient par chanté à trois ou quatre parties ni avec l’harmonie de Meyerbeer. » Cela importe peu. Meyerbeer n’avait pas à nous donner une reproduction exacte par le son du massacre de la Saint-Barthélemy ; il fallait qu’il en éveillât l’image en nous, et surtout qu’il suscitât en nous des émotions concordantes. Il est permis de croire que le choral de Luther ne lui a pas été inutile pour atteindre ce but. « Dans Preciosa, Weber a employé des motifs de danse espagnole, mais il faut savoir qu’ils sont espagnols….. Une czardas peut servir de signalement à un Hongrois, à condition que l’on sache que c’est une danse hongroise. » Si l’on nous représente aussi dans un tableau un Hongrois en costume national, il est probable que nous ne le reconnaîtrons pas si nous ne savons que son costume est un costume hongrois. Nous ne reconnaîtrons pas non plus un paysage suisse si nous n’en avons jamais vu et si rien ne nous prévient. Il n’en faudrait pas conclure que le peintre ne peut représenter ni le costume ni le paysage. Il se peut de même que la musique exprime bien des choses que notre ignorance nous empêche de reconnaître ou de sentir. La faute n’en est pas à la musique. M. Weber paraît croire qu’un air national peut naître n’importe où et qu’une chanson française aurait pu se créer en Chine. Il n’en est pas ainsi. Certainement le style musical tient dans une certaine mesure à la race, au milieu et au moment, et par conséquent dans la même mesure, il est propre à les exprimer. Il ne faut pas copier, car l’art ne copie pas ; il faut transformer en gardant le sens et en augmentant l’expression. Schumann a fait ainsi de la musique historique en terminant par un souvenir de la Marseillaise le lied des Deux Grenadiers. On peut discuter si dans ce cas, comme dans