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ANALYSES.leslie stephen. The science of Ethics.

dérée dans son ensemble qu’à chacun de ses membres pris individuellement. Où trouvons-nous cette corrélation parfaite, qui devrait, au gré des évolutionnistes, exister entre la vertu et le bonheur ?

Ce n’est pas M. Leslie Stephen, avec le caractère que nous lui avons reconnu, qui se dissimulera cette difficulté ou qui cherchera à nous la dérober. « Si nous voulons vraiment découvrir le vrai, dit-il, nous nous garderons d’imiter les écrivains qui songent plus à édifier qu’à convaincre et se contentent de probabilités. Certes nous serions très heureux de trouver de bonnes raisons pour soutenir que la vertu et la prudence sont identiques ; mais ce serait à la fois une faute et une sottise de faire semblant d’en avoir, quand en réalité nous n’en avons pas une seule. » N’est-ce pas avouer que ce devoir, dont la genèse empirique a été si laborieusement étudiée, n’a pas de sanction connue ? Mais est-il nécessaire qu’il en ait une ? Pourquoi ne pas suivre l’exemple que les stoïciens nous ont donné et ne pas proclamer que l’homme pourvu de facultés normales, c’est-à-dire portées par l’évolution à leur plus haut développement, doit se dévouer sans aucun espoir, sans autre récompense que la conscience d’avoir fait le bien, d’avoir sacrifié son propre bonheur à l’intérêt d’autrui ? « Pour ma part, j’accepte la théorie altruiste, et je l’accepte avec sa conclusion légitime et inévitable, à savoir que le sentier du devoir ne se confond pas avec le sentier du bonheur… En faisant le bien, je l’admets, l’homme vertueux fera quelquefois un sacrifice, et je ne prétends pas que ce ne soit pas un réel sacrifice ; je prétends seulement que l’homme vertueux ne s’arrêtera pas à cette considération. Son propre bonheur n’est pas son seul but, et, quand on lui aura prouvé le plus clairement du monde qu’une action déterminée ne doit pas contribuer à le lui assurer, ce ne sera pas assez pour le détourner de cette action. Et cela est vrai de tout homme qui a des facultés normales. Y a-t-il un seul homme, pour peu qu’il soit capable de sympathie ou de raison, qui ne serait prêt dans certains cas à sacrifier sans hésitation son propre bonheur, si les autres devaient trouver dans ce sacrifice un avantage suffisant ? Il n’y a peut-être pas une mère qui ne soit prête à mourir, ou à souffrir sans espoir de récompense, pour le bien de son enfant. Je sais bien que l’amour maternel est le type le plus parfait du dévouement et plus puissant d’ordinaire que les autres affections même les plus fortes ; mais je trouve des applications de ce principe jusque dans ces preuves vulgaires de bonté dont presque tous les hommes sont capables. » Et quelle sera la conclusion ? « Je tiens pour accordé qu’en thèse générale il est prudent d’être moral, et plus sûrement encore qu’il est prudent d’encourager la moralité de nos voisins. Mais je reconnais aussi qu’il n’est pas possible de donner à cet argument en faveur de la moralité cette forme rigoureuse : La moralité est toujours et nécessairement d’accord avec la prudence. » Les exemples de désaccord en effet ne manquent pas, de l’aveu de M. Leslie Stephen, et il en donne lui-même d’assez caractéristiques. Un homme, en thèse générale, devra pratiquer la tempérance, qui lui donnera plus de plaisir que l’in-