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par cela même, à nous conformer aux conditions de la prospérité commune, nous nous trouvons obligés, et alors même que l’intérêt public nous commanderait des sacrifices. Mais dès l’origine les instincts les plus puissants de notre nature ont contribué à former cet ensemble complexe de sentiments que l’on désigne sous le nom de conscience et dont il ne faut pas faire une faculté primitive, comme l’enseigne une mauvaise psychologie. Tout notre caractère est comme moulé dès notre première enfance par l’influence de la famille. Par nos affections pour nos frères, pour nos amis, nous nous préparons à subir l’influence des autres relations où notre intelligence, nos sympathies, nos passions se développeront. Alors nos instincts primitifs se modifient, reçoivent une certaine direction et se plient à des règles qui ont nécessairement une valeur morale ou sont, en d’autres termes, en relation définie avec les conditions du bien-être général. Nous reconnaissons que ces règles nous sont imposées par quelque chose d’extérieur à nous, que nous les puisons, en quelque sorte, dans le milieu où nous vivons : de là le sentiment de l’obligation. Et cependant nous pouvons nous rendre compte de cette vérité que ce sentiment est simplement la forme dernière d’instincts qui se sont développés antérieurement à toute réflexion et sont au fond de tous nos modes de penser et de sentir. Or ce progrès d’élaboration de notre propre caractère est toujours plus ou moins imparfait ; nous avons mille occasions de constater que l’obéissance à la loi nous coûte un effort, et nous avons d’autant plus de mérite que nous sommes plus capables, en général, d’obéir et que l’on peut mieux compter sur nous. La conscience est la voix par laquelle s’exprime l’esprit public de la race, nous commandant de satisfaire aux conditions essentielles de son bien-être, et elle nous oblige, bien que nous ne puissions découvrir clairement la source de son autorité ou la fin à laquelle elle tend. »

Quel sera le critérium, quelle sera pour l’individu la sanction de ce devoir ? Le bonheur. La conduite est, comme nous l’avons vu, une fonction des circonstances et du caractère, tel que l’a développé la vie sociale. Pourquoi un homme agit-il de telle ou telle manière ? Parce qu’il satisfait ainsi l’un ou l’autre des instincts qui constituent son caractère. Un être moral doit toujours avoir quelque raison d’agir moralement, et cette raison doit toujours avoir quelque rapport avec son bonheur. La moralité est la meilleure condition non seulement pour la conservation, mais aussi pour le bonheur de la vie à la fois de l’individu et de la société. D’ailleurs les partisans de la doctrine de l’évolution ont depuis longtemps voulu démontrer la liaison intime de ces deux fins, la conservation de la vie, le bonheur, et essayé d’établir la synonymie des mots utile et agréable, désagréable et nuisible. Mais si nous ne pouvons pas concevoir une autre raison d’être de l’activité humaine, ni justifier autrement le caractère obligatoire de ces règles que l’expérience des besoins de la vie sociale nous impose, il faut bien reconnaître que l’observation de ces règles est plus utile à la société consi-