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sur la pensée du poète (quoiqu’il soit encore plus absurde de voir en elle un moyen infaillible de fournir l’idée). La vérité est que, dans l’esprit du poète, la rime et la pensée s’influencent l’une l’autre, s’attirent et gravitent pour ainsi dire l’une autour de l’autre sans jamais confondre entièrement leur marche et sans jamais se heurter. L’association des résonances et celle des idées doivent aller de front ; mais c’est dans l’inspiration seule que ces deux tendances distinctes — rapprocher les mots et enchainer les idées — se coordonnent parfaitement : alors elles réagissent l’une sur l’autre-de la façon la plus heureuse. C’est ainsi que, dans une symphonie, où le musicien doit adapter l’une à l’autre deux phrases musicales, il peut, soulevé quelquefois par l’inspiration, les écrire toutes deux ensemble et mettre dans chacune prise à part plus de beauté qu’elles n’en auraient eu si elles avaient été conçues séparément. La poésie est une sorte de symphonie de la parole et de la pensée. C’est ce qui explique l’impossibilité de bien traduire en vers une pensée déjà exprimée et en quelque sorte déjà refroidie. On ne peut jeter dans un moule que du métal en fusion. Les plus grands poètes échouent bien souvent lorsqu’ils veulent mettre en vers ou la pensée d’autrui ou même leur propre pensée déjà fixée dans la prose. V. Hugo lui-même, le plus prodigieux versificateur qui ait jamais existé, ne pourrait maintenant mettre en vers Notre-Dame de-Paris.

En résumé, le langage du vers correspond physiologiquement à une certaine tension du système nerveux, psychologiquement à une certaine puissance de la pensée émue ; une fois débarrassé de tout artifice, ce langage vibrant et fait pour ainsi dire de passion restera le langage naturel de toute émotion grande et durable. Les mots simples, primitifs, concrets, qui seuls conviennent à ce langage, sont le plus souvent vieux comme le monde ; le poète les force à recevoir et à rendre nos idées modernes, et malgré nous ils résonnent à nos oreilles d’un accent profond comme le passé, doux comme ces vieux refrains auxquels sont associés des souvenirs de jeunesse : nous sen : tons en les entendant se réveiller en nous l’antique nature humaine, tout instinctive et passionnée. L’émotion que la poésie nous donne a ainsi la puissance du souvenir. En même temps elle a celle du pressentiment : ce n’est pas sans motif que l’antiquité voyait dans l’inspiration des grands poètes une sorte de divination ; la pensée qu’ils expriment, tout imprégnée de sensibilité, est ce qui, dans l’homme, ne passe pas, ce qui survit aux formes passagères où s’enferme l’intelligence abstraite. Nous savons que la poésie est à peu près par rapport à la prose ce que les cris et les plaintes sont par