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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

que c’était un « Delille flamboyant ». Quant à Victor Hugo, il a besoin de tout son génie pour se faire pardonner son habileté, et de toute la puissance de son art pour compenser les artifices où il se plaît trop souvent. Il est toujours resté en lui quelque chose de l’enfant prodige, cherchant à « stupéfier les classiques » et parfois à les « mystifier » par quelque souplesse de son génie. Il éprouve du plaisir à montrer comme il sait jouer avec la rime, à nous présenter ses vers comme des solutions de problèmes insolubles ; semblable à sa Djali de Notre-Dame de Paris, il dispose et combine en un clin d’œil sur son tapis de magicien les lettres ou les syllabes les plus diverses ; seulement c’est une griffe de lion, souple et puissante, qui se glisse au milieu des mots, les pousse l’un contre l’autre et tout à coup les fait saillir en pleine lumière. On ne peut jamais assez l’admirer ; mais il y a quelque chose de supérieur encore à l’admiration : c’est l’émotion, et il ne la produit qu’en s’oubliant lui-même, en ne faisant plus sentir qu’il rime, en dépouillant tout à fait le magicien. Lorsqu’on faisait à Rossini l’éloge de ses opéras italiens, il répondait en hochant la tête : trop de roulades, trop de roulades ! « Trop de rimes, » pourrait dire aussi notre grand Hugo de certaines de ses œuvres.

L’impossibilité de rester simple en cherchant les rimes riches risque à son tour d’entraîner comme conséquence un certain manque de sincérité. La fraîcheur du sentiment pris sur le vif disparaîtra chez l’artiste de mots trop consommé ; il perdra ce respect de la pensée pour elle-même qui doit être la première qualité de l’écrivain. Il est bon quelquefois de parler par métaphores et par tirades ; il est bon aussi de dire tout simplement sa pensée, telle qu’elle est éclose au fond du cœur. Lorsque le poète décrit ou raconte, l’exagération du coloris est encore pardonnable : on peut charger un paysage, cela n’a qu’un demi-inconvénient ; la terre est grande, et il est généralement possible de localiser quelque part ce que le poète nous fait voir. Aussi est-ce dans la poésie descriptive que la recherche de la rime a le moins de danger les parnassiens l’ont bien senti, et leur école est celle de la description à outrance. Le poète, lorsqu’il veut décrire, se trouve en présence d’une multitude d’images simultanées, qui lui sautent aux yeux suivant le hasard de son regard : il n’importe quelquefois guère de mettre l’une avant ou après l’autre. De plus, rien ne serait froid comme une description méthodique et raisonnée, qui ressemblerait à une estimation de commissaire priseur ; il y a dans la nature même un certain désordre : il faut l’y laisser. L’association des mots et des rimes peut donc avoir ici le pas. Lors même que, poussé par