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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

comment l’identité des voyelles tend à produire l’identité de la consonne qui suit. Si je prononce par exemple ces mots : âne et âme, la différence de la consonne est en elle-même peu de chose seulement l’oreille reste sur cette différence, qui, se produisant à la fin du mot, acquiert ainsi une importance soudaine et compense la ressemblance des voyelles. De là une seconde règle : les consonnes qui suivent la voyelle de la rime doivent toujours avoir un son identique. Il faut donc regarder comme inexactes ces rimes que V. Hugo a reproduites si fréquemment et dans lesquelles les consonnes dernières sont tantôt muettes et tantôt sonores : Vénus, nus ; Nil, chenil ; héros, rhinocéros ; tous, doux ; maïs, pays. — Maintenant, lorsqu’une voyelle et la consonne qui la suit sont identiques, faut-il demander encore davantage et exiger avec M. de Banville l’identité de la consonne qui précède, dite consonne d’appui ? Sans doute cela est préférable ; mais on ne peut le déduire scientifiquement des principes du vers, parce que l’identité de la voyelle et des dernières consonnes suffit très bien pour marquer le rythme et remplir ainsi le but essentiel de la rime. La voyelle émise, avec l’accord qu’elle produit, l’esprit reste sur une idée de ressemblance plutôt que de différence ; lorsque la voyelle est longue ou suivie de consonnes sonores, la différence même tend à disparaître : c’est plus qu’il n’en faut pour constituer le vers. — Quant à la rime proprement « riche » ou superflue, formée par la double consonance de deux syllabes à la fois, elle vaut précisément parce qu’elle n’est et ne sera jamais trop fréquente. L’abus des consonances serait mauvais en poésie comme en musique ; la dissonance même est un élément d’harmonie, qui acquiert une importance croissante dans la musique moderne et qui a sa valeur jusque dans la poésie. C’est ce qu’a compris V. Hugo dans certains de ses vers, comme La Fontaine et Musset. L’harmonie est une chose relative ; rien de plus doux que le retour à l’accord parfait après une série d’accords de septième ; de même, rien ne produit plus d’effet que tel vers de Musset éclatant par sa rime riche au milieu d’harmonies plus sourdes. Quant à La Fontaine, par une étrange rencontre, c’est M. de Banville qui a le mieux caractérisé un jour ses rimes prétendues négligées en disant : « Il a fait de la rime non pas un grelot sonore et toujours le même, mais une note variée à l’infini, dont le chant augmente d’éclat et d’intensité selon ce qu’elle doit peindre et selon l’effet qu’elle doit produire[1].

  1. Outre la question de son musical, on a fait aussi entrer dans la rime celle de la difficulté vaincue. On a rejeté d’excellentes rimes pour l’unique raison qu’elles sont trop nombreuses. Par exemple, les rimes en ir sans consonnes d’appui sont blâmées par les modernes, tandis qu’ils approuvent les rimes en