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notices bibliographiques

généralités impuissantes, elle se met en opposition avec le courant des sciences positives, dont chaque progrès lui inflige une nouvelle défaite, sans lui inspirer plus de modestie, plus de défiance de ses propres forces. C’est que toute philosophie est historiquement de circonstance, et que son édifice, qui n’est que d’un temps, est fatalement renversé à chaque pas nouveau de la science. Le système vrai ne peut être constitué que par le travail commun de toutes les sciences particulières ; il est le but idéal de la science même ; et, le jour où il sera définitivement réalisé, la philosophie ne trouvera plus le moindre coin où se glisser. En un mot, l’unité du savoir que prétend être la philosophie n’est jamais qu’une unité toute provisoire, de création artificielle et artistique, œuvre subjective de l’imagination ; ses conceptions du monde relèvent du sentiment et non de l’entendement, sont du domaine de la foi et non de la connaissance scientifique.

D’où provient donc l’erreur de tant de siècles, l’idole de l’intuition absolue de l’univers ? Le nom et la chose sont la création de l’esprit éminemment artiste des Grecs ; « la philosophie est la science grecque, » qui s’est transmise et continuée côte à côte avec la science moderne. Le moyen âge chrétien puise sa sagesse scolastique dans. Aristote ; lorsqu’il rejette son autorité, c’est pour revenir à Platon, aux Pythagoriciens, aux néo-platoniciens. Ainsi encore de Bruno, ce précurseur, en certaines matières, de la science moderne, le seul philosophe qui ait préparé l’avènement d’une vérité scientifique.

À part les mathématiques, les anciens n’ont point eu de science : ils avaient la philosophie ; et ce qui leur a manqué, ce ne sont point les moyens et les instruments, c’est l’esprit et la méthode scientifique, l’observation et l’expérimentation qu’ils n’ont point connues. Artistes par excellence, ils ont cherché dans le cosmos une architecture habile et élégante de notions, œuvre achevée de celle qu’ils considéraient comme la grande artiste, la nature.

La science moderne date de Galilée, de Hobbes, de Copernic, de Képler, de tous ceux qui rompent avec Platon et Aristote pour interroger la nature, leur seule autorité. Descartes est un exemple de la détestable influence exercée par la philosophie sur la science ; son éducation et ses prédilections scolastiques l’ont empêché de rendre justice aux grandes découvertes de Galilée. Spinoza est le métaphysicien pur à la manière antique ; Platon a collaboré à son système, et le stoïcisme lui a fourni son idéal moral. Leibnitz, heureusement pour sa gloire, a été autre chose qu’un philosophe : grand esprit et grand inventeur en mathématiques, en physique, en géologie, en histoire, en jurisprudence, aussi peu scientifique, aussi arriéré, aussi Grec en métaphysique que tous les autres philosophes systématiques. Puis, le platonisme anglais et l’idéalisme allemand sont également fils de l’esprit grec.

Que reste-t-il donc à la philosophie, si elle veut être une science ? C’est le rôle critique et vraiment scientifique qu’elle a chez Locke, chez Hume et en partie chez Kant, qui d’ailleurs a eu le tort d’engendrer,