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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

le vers de V. Hugo, bien compris, est-il supérieur au vers de Boileau, parce qu’il renferme deux harmonies de nombres au lieu d’une seule, et concentre pour ainsi dire le charme de deux vers en un[1].

  1. L’alexandrin de Boileau se composait de deux vers de six pieds juxtaposés ; le vers romantique juxtapose en outre un vers de huit pieds et un petit vers de quatre. Pour se rendre compte de sa facture, prenons deux vers de huit syllabes, par exemple les suivants de V. Hugo (Rayons et ombres) :

    Levez les yeux ! levez la tête !
    La lumière est là haut ! marchez !

    Je remarque que la sixième syllabe du premier vers porte un accent tonique et qu’elle est assez sonore pour marquer une césure voilée ; je puis alors introduire ce vers sans aucun changement dans un alexandrin, et j’obtiens la la phrase musicale suivante, avec un léger contre-temps qui fait image :

    Levez les yeux, levez la tête ! La lumière…

    Maintenant pourquoi la forme huit et quatre, adoptée dans beaucoup de vers de V. Hugo, satisfait-elle particulièrement l’oreille ? C’est qu’elle doune lieu à des rapports numériques très faciles à saisir. Aprés la forme classique de l’alexandrin (6 et 6), qui présente à l’oreille deux nombres égaux, la forme huit et quatre est la meilleure, parce qu’elle offre un nombre double de l’autre. La forme dix et deux peut encore se soutenir ; mais, comme les rapports des nombres sont plus complexes, elle est plus lourde et se rencontre plus rarement. Ea voici un exemple remarquable :

    Sa chevelure était une forèt ; — des ondes,
    Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes.

    La forme neuf et trois, offrant encore des rapports simples, ne manque pas d’harmonie ; ce qui la rend moins fréquente, c’est que le vers de neuf pieds, pour être bon, a besoin généralement de deux césures et se fond ainsi avec le vers alexandrin au milieu duquel on l’introduit.

    Pourtant je te fais grâce, ayant ri. — Je te rends
    À ton antre, à ton lac à tes bois murmurants.

    Reste une dernière forme (7 et 5), qui, selon nous, est dans la plupart des cas injustifiable. Elle présente des rapports numériques complexes, qui sont fort désagréables à l’oreille. V. Hugo, généralement irréprochable sous le rapport de l’harmonie, ne l’emploie que trés rarement (peut-être deux ou trois fois sur mille). Nous citerons un cas où il n’est pas parvenu à rendre cette forme acceptable :

    Ce nom, Jéhovah, comme à travers des éclairs…

    C’est là un des rares vers de V. Hugo qu’on puisse vraiment appeler désharmonie, d’une désharmonie peut être imitative ; cette division du vers en cinq et en sept pieds, qui n’est même pas palliée par un accent tonique suffisant sur la sixième syllabe, est par elle-même choquante pour l’oreille, D’autres fois, à force d’art, le grand poète est parvenu presque à sauver ce que les rapports numériques de cinq à sept ont de mauvais : pour cela, il place à côté du sixième pied un monosyllabe sonore et représentant une idée importante, qui se trouve par ce dur contre-temps mise dans un étonnant relief ; d’autres fois, au lieu d’un monosyllabe, il emploie un mot de deux syllabes, comme aime, plane, etc., ce qui atténue encore la surprise de l’oreille.

    Et les coups furieux pleuvent ; son agonie..

    Ce beau vers est d’autant plus irréprochable que, malgré le temps fort de la