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GUYAU. — l’esthétique du vers moderne

simple impatience ou dans l’inquiétude, notre jambe se remue et oscille ; dans la souffrance physique, parfois dans la souffrance morale, le corps entier s’agite et, si l’émotion n’est pas trop violente, il tend à se balancer d’avant en arrière et à régulariser sa propre agitation. Enfin une joie très vive porte à sauter et à danser. Mêmes lois et mêmes phénomènes dans les organes de la voix. Nous touchons ici au fait essentiel : la parole, par suite de l’excitation nerveuse, acquiert une force et un rythme appréciables : un orateur, en s’échauffant, introduit par degrés dans son discours la mesure et le nombre qui manquaient au début ; plus sa pensée devient puissante et riche, plus sa parole devient rythmée et musicale. De même, si l’on pouvait surprendre et noter le langage passionné d’un amant, on y découvrirait aussi une espèce de balancement, d’ondulations régulières, de stances lyriques grossièrement ébauchées. A. de Musset a eu sans doute raison de dire, en parlant de la langue des vers, qu’elle a cela pour elle, que le monde « l’entend et ne la parle pas » ; tous pourtant, à certains moments de notre vie, nous l’avons parlée, le plus souvent sans le savoir ; notre voix a eu de ces inflexions mélodiques, notre langage a pris quelque chose de ce rythme cadencé qui nous charme chez le poète ; mais cette tension nerveuse a passé : nous sommes revenus à la langue moyenne et vulgaire, qui correspond à un état moyen de la sensibilité. Le vers nous fait remonter d’un ton dans la gamme des émotions, et par lui le cœur atieint une plénitude de vibrations que jamais la prose ne pourrait lui donner. Fixer, perfectionner la musique de l’émotion, tel a été au début et tel est encore l’art du poète. On pourrait définir le vers idéal : la forme que tend à prendre toute pensée émue.

Le vers (au moins dans son principe premier, le rythme) n’est donc pas une œuvre factice. L’homme n’est point devenu poète ni même versificateur par une fantaisie plus ou moins passagère de son esprit, mais par un effort de sa nature et selon une loi scientifique. Il importait de poser dès le début ces principes de toute science du vers, principes dont M. Spencer a donné l’esquisse dans ses Essais et que M. Becy de Fouquières a eu le tort de négliger dans son Traité de versification. Non seulement la plénitude de l’harmonie est le signe naturel de la profondeur du sentiment, mais encore, en vertu d’une autre loi physiologique, — la loi de la contagion sympathique, — elle tend à faire passer ce sentiment au cœur de l’auditeur. Ainsi, parler en vers, c’est déjà dire par la simple cadence de son langage : Je souffre trop ou je suis trop heureux pour exprimer ce que je sens dans la langue vulgaire. Le rythme du vers est comme le battement