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Et pour faire mieux comprendre ce procédé, qui, exprimé ainsi en des termes généraux, pourrait ressembler à une logomachie abstraite, je me servirai d’un exemple. Supposons que je touche de la main un point de mon corps, par exemple le front, et qu’ensuite, ayant détaché la main de celui-ci, je la porte au contact d’un corps situé à une certaine distance. La sensation de pression sur le front, comme aussi celle sur la main, font partie d’un système de représentations déjà localisées, qui constituent la superficie imaginaire de mon corps. La série des mouvements exécutés par mon bras, après avoir détaché la main du front, série qui est représentée ou, comme j’ai dit auparavant, traduite en une série correspondante de sensations musculaires, tait partie elle aussi d’un système de représentations spatiales. Le dernier terme de cette série coïncidera avec une sensation de qualité tactile (par exemple la dureté ou le poli du corps touché). Cette dernière sensation n’est pas encore localisée et par conséquent ne fait pas encore partie de l’espace auquel appartient mon corps. Mais entre elle et le dernier contact, avec le front s’interpose la série spatiale des mouvements (tout d’abord la série des sensations musculaires du bras). Par conséquent ce corps, vient se ranger dans un espace différent de celui de mon corps, et cela au moyen de cet autre espace interposé qui est construit avec les sensations musculaires ou les mouvements. Ce que les sensations de la vue y ajoutent a été si bien décrit par M. Souriau, pour ne pas citer tant d’autres psychologues, que je crois inutile de m’y arrêter.

Voilà donc d’où résulte la projection, laquelle, comme nous avons vu, ne consiste pas en autre chose qu’en la collocation que prennent les images dans un espace distinct de celui de notre corps.

Cette projection ou extériorité se fait mécaniquement chez la brute aussi bien que chez l’homme, dans le sommeil aussi bien que dans la veille, dans l’imagination non moins que dans la perception. Et, pour prouver qu’elle n’est pas la même chose que l’objectivation propre et vraie, il suffit de réfléchir qu’elle s’effectue non seulement dans le songe et dans l’hallucination (où il est bien vrai que la réalité extérieure n’est pas, mais où il y a ou il peut y avoir la croyance erronée de son existence), mais aussi lorsque nous rêvons avec la pleine conscience que les êtres imaginés n’existent pas. En effet, qui pourrait se figurer fantastiquement un carrefour, un bois, un cheval, si les maisons, les arbres, le cheval n’occupaient pas dans l’image une place distincte de celle de notre corps ? J’assigne à l’objectivation la troisième place, non pas pour la raison qu’elle vient toujours et sous tous les aspects après la localisation et la projection ; et, de même, l’ordre que je mets entre les deux derniers processus n’est pas