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M. Naville soutient que « le principe de simplicité » est l’un des principes fondamentaux de la physique générale. On l’accordera sans difficultés. Étant admis qu’il est un être parfait, rien ne semble digne de cette perfection comme d’agir toujours par les voies les plus simples. La raison de l’homme est amie de la simplicité, et elle tient de la raison de Dieu ; ainsi raisonnent les spiritualistes. De là pourtant à voir dans le principe de simplicité une affirmation indirecte de la personnalité divine, il y a bien quelque distance. {[M.|Naville}} aurait-il oublié que les principes de l’entendement se prêtent à des interprétations multiples ? L’expérience nous fait voir que les lois du monde physique rentrent pour ainsi dire les unes dans les autres : il y a participation des lois entre elles, comme il y avait, dans le monde des essences platoniciennes, participation des idées. De même, on a coutume de mesurer les progrès de la science à la facilité avec laquelle cette sorte de participation s’explique. Ce serait toutefois aller bien loin que de fixer une fois pour toutes l’interprétation des principes directeurs de la science, et cela au profit d’une seule doctrine métaphysique. On a beau dire, les matérialistes en s’embarrassent point de ces principes ; non seulement ils les acceptent, mais encore ils prétendent que seuls ils ont le droit de les accepter. L’histoire de la philosophie antésocratique atteste que l’ignorance du Dieu de la religion chrétienne n’a pas empêché les premiers physiologues d’obéir aux principes de la raison. Thalès, Anaximandre, Anaximène, Héraclite furent les premiers représentants du monisme et non les moins illustres. Ils obéissaient donc d’instinct au principe de simplicité. Héraclite, entre autres, proclamait l’harmonie des choses de ce monde, harmonie éternelle, partout présente, lors même qu’elle se dissimule sous les apparences du désordre. Il affirmait les principes d’harmonie, de simplicité, de constance, de causalité ; il les affirmait en les appliquant.

La raison humaine est de tous les temps, et, partout où il est des hommes, ils cherchent à mettre d’accord leur raison et leur conscience religieuse, surtout quand ils veulent rester fidèles à la religion de leur enfance. Au temps où nous sommes, la nécessité d’une religion a cessé de s’imposer à tous, et il semble que, si un peu de science éloigne de Dieu, il faut, pour lui ramener l’infidèle, beaucoup plus de science qu’on n’en demandait au temps de Bacon. Petits savants et grands savants, un grand nombre d’entre eux, s’ils vivaient au xviie siècle, seraient appelés « libertins ». Aujourd’hui, on les appelle simplement libres penseurs ; ce qui était une licence au siècle de Louis XIV est aujourd’hui un droit, on pourrait presque dire un devoir. La foi religieuse d’un Descartes ou d’un Leibnitz prend sa source dans des habitudes d’esprit avec lesquelles, en ce temps-là, nul ne songeait à rompre, L’un et l’autre vécurent en bonne intelligence avec le christianisme, et leur sincérité religieuse doit rester au-dessus du soupçon. On aurait mauvaise grâce à ne pas prendre au sérieux les prodiges de souplesse métaphysique dont faisait preuve l’auteur des Lettres au Père