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ANALYSES. — FERRAZ. Nos devoirs et nos droits.

l’antiquité jusqu’à nos jours ? M. Ferraz se pose cette question qu’il résout contre Proudhon, qui a soutenu qu’elles s’étaient affaiblies sous l’influence du christianisme. Il n’a pas de peine à ce qu’il nous semble à démontrer que, loin d’avoir rien perdu, le sentiment de la dignité personnelle s’était au contraire étendu à toutes les classes de la société et était devenu plus exigeant et plus susceptible, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Dans l’étude des devoirs de la sensibilité et des diverses causes qui peuvent la surexciter, il se montre à la fois bon psychologue et sage moraliste, ni trop relâché ni trop austère, qu’il s’agisse de l’attachement aux biens extérieurs, de la danse, du bal ou du théâtre dont il traite avec une certaine étendue, prenant parti contre l’excessive rigueur de Bossuet et de Rousseau.

Si nous avons des devoirs envers l’âme, nous en avons aussi envers le corps. Ici se présente la question du suicide, que M. Ferraz traite avec étendue comme celle du théâtre, Rien sans doute de plus opposé que le suicide à ce grand précepte de travailler à réaliser en nous l’idéal humain ; le suicide en effet coupe court violemment à tous nos devoirs et à l’accomplissement de notre destinée en ce monde. Aussi M. Ferraz, au point de vue théorique, le condamne-t-il sévèrement, sans toutefois, comme M. Franck, l’assimiler au meurtre d’autrui. Il combat une à une les raisons alléguées en sa faveur par Montesquieu et par Rousseau. Peut-être pourrait-on lui reprocher d’avoir dans cette discussion passé un peu légèrement sur les suicides qui excitent le plus notre indulgence et à notre sympathie par la force et par l’élévation des motifs. Dans la morale sociale il reconnaît que le duel n’est pas condamnable dans tous les cas, qu’il entretient le courage avec le sentiment de l’honneur dans les âmes. N’y aurait-il pas lieu aussi, même pour un moraliste sévère, d’absoudre hautement certains cas de suicide, comme ils sont absous où même célébrés et admirés par l’opinion publique, chez les anciens et chez les modernes ? C’est la mort courageusement bravée qui fait le prestige du duel ; c’est la mort qu’on se donne à soi-même de sa propre main, sans plus aucun autre appel, sans aucune arrière-pensée de quelque chance de salut, qui donne aussi un certain prestige aux suicides même les plus vulgaires et même pour les motifs les plus frivoles en apparence.

M. Ferraz n’est sans doute pas sans pitié ni sympathie pour ceux qui se sont trouvés réduits à s’arracher la vie de leurs propres mains. D’où vient cette pitié, dont nul ne peut se défendre, pour ces criminels au premier chef, à leur appliquer rigoureusement une des plus grandes règles de la morale individuelle ? D’où vient qu’en dépit des moralistes, des théologiens, des jurisconsultes, des lois qui les ont flétris, de leurs cadavres traînés sur la claie, de leurs cendres jetées au vent, L’opinion publique est si pleine pour eux d’indulgence, de pitié ? D’où vient même que la sympathie va quelquefois jusqu’à l’admiration ? Un des personnages des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset s’écrie : « J’aimerais mieux mourir que d’attenter à ma vie ! » Sous la naïveté