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ANALYSES. — FERRAZ. Nos devoirs et nos droits.

ligne. Les devoirs envers nous-mêmes ont la priorité sur tous les autres ; ils pourraient en effet subsister indépendamment de tout devoir envers autrui, dans l’hypothèse d’un individu absolument isolé, et nul devoir envers les autres n’existerait si nous n’avions des devoirs envers nous-mêmes. Si je n’avais à respecter quelque chose en moi, qu’aurais-je à respecter dans les autres ? Les devoirs envers autrui ont donc leur racine dans devoirs envers nous-mêmes ou, en d’autres termes, la morale individuelle est la condition de la morale sociale.

Il ne peut rien y avoir de bien neuf dans l’énumération que M. Ferraz fait de nos devoirs. Quand il s’agit de devoirs, il est vrai de dire, avec Mackintosh, que la moralité n’admet pas de découvertes. Un personnage de comédie devant lequel on s’extasie sur les mérites d’un sermon de charité rempli des choses les plus neuves s’écrie : Ce prédicateur a-t-il donc dit qu’il ne fallait pas la faire ? M. Ferraz n’aspire à aucune originalité de ce genre ; il n’a inventé aucun nouveau devoir, et il n’en a omis aucun. Son mérite est dans la façon forte et lumineuse dont il les enchaîne à ce grand principe de la dignité humaine. Toutefois il insiste de préférence sur les points qui ont été et sont encore plus ou moins controversés et qui ont donné lieu à quelques thèses nouvelles ; tout en exposant les lois éternelles de la morale, il se préoccupe, on le voir, des erreurs, des relâchements, des discussions du temps présent.

Parmi nos devoirs envers les facultés intellectuelles, il insiste surtout, non sans raison, sur la culture de la conscience ou faculté morale. « Un être en qui elle resterait inerte pendant que les autres se développeraient régulièrement ne mériterait pas le nom d’être moral. » Voilà, dit-il, un enfant du peuple qui sait lire, écrire et compter. Supposez que l’éducation morale soit chez lui en défaut, qu’il ne se serve de ce qu’il sait que pour de mauvaises lectures qui achèvent de la corrompre ; il abusera de l’instruction qu’il a reçue pour nuire plus sûrement et d’une manière plus dangereuse. Nous n’hésitons pas non plus à ajouter avec l’auteur qu’une instruction incomplète et mal dirigée aura été plus funeste à sa moralité qu’une complète ignorance. Sachons gré à M. Ferraz d’insister sur cette vérité, aujourd’hui trop méconnue, du danger du développement intellectuel sans un développement parallèle du sentiment du devoir.

li n’en est pas moins vrai que l’intelligence est une perfection de l’être humain, et que les inconvénients attachés à l’exercice mal dirigé de la raison ne doivent pas nous en faire méconnaître l’excellence. Aussi s’arrête-t-il à combattre, et par de bonnes raisons, la thèse d’Herbert Spencer fort paradoxale et, à ce qu’il nous semble, peu digne de ce grand esprit sur l’inutilité morale, sinon sur la malfaisance de l’instruction.

Si M. Ferraz trouve bonne pour les hommes la culture intellectuelle, il la trouve bonne aussi pour les femmes, à la différence de Proudhon et de Joseph de Maistre dont il réfute les arguments sophistiques aussi peu exacts que peu galants, La femme faisant partie de l’espèce humaine