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P. TANNERY. — anaximandre de milet

infini, encore nié par Aristote, mais qui désormais ne rencontre plus que de rares et impuissants contradicteurs.

Pour faire ressortir la différence des deux concepts sous une autre forme et dans le langage ordinaire, le « bout du monde » est une locution vulgaire que son non-sens logique n’empêche pas d’employer comme monnaie courante ; le « au commencement » n’est qu’un aveu d’ignorance ; la « fin des temps » et la « consommation des siècles » ne sont que des formules religieuses.


VI

L’indéterminé.

S’il est certain qu’Anaximandre ne pouvait se figurer son élément primordial autrement que sous une étendue finie, devons-nous croire qu’il ait employé, pour le qualifier, le terme d’ἄπειρον dans un sens seulement métaphorique et dans l’unique but de désigner l’immensité de cette étendue ? Non, il lui attachait une signification précise, puisqu’il s’en servait dans un raisonnement, comme le témoigne le Pseudo-Plutarque (De placit. phil., I, 3) :

« Il dit donc : Pourquoi y a-t-il un ἄπειρον ? C’est pour qu’il n’y ait pas de défaut à la genèse qui se produit. »

Aristote montre facilement que la raison mise en avant ne peut en aucune façon servir à établir l’infinitude de la matière. Mais si l’on poursuit le texte du Pseudo-Plutarque, et si l’on examine les témoignages analogues, on voit que, pour Anaximandre, il ne s’agit de rien de semblable.

Pour qu’il n’y ait pas de défaut à la genèse, c’est-à-dire pour que se produisent tous les différents corps que distingue le Milésien, la terre, l’eau, l’air et le feu, ce qu’il faut, c’est que la matière homogène, au commencement de la formation d’un monde, soit susceptible de les fournir, qu’elle les contienne tous indistinctement.

Or, à côté du sens « infini », le mot ἄπειρον a eu un autre, celui d’ « indéterminé », dans le langage de la philosophie ancienne. Maintenu par les Pythagoriciens, et subissant d’ailleurs diverses transformations métaphysiques, il reparait dans la Dyade indéterminée de Platon et subsiste encore dans Aristote, pour la divisibilité indéfinie des grandeurs finies.

Dans les conditions où nous apparaît ce second sens, on aurait pu le croire dérivé du premier, et il est certain que celui-ci a dû influer sur les transformations de l’autre. Mais Teichmüller a grandement