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recommandations dont l’autorité se fonde sur l’intérêt du disciple auquel on les adresse.

Si le maître estime que la bienveillance est par elle-même une source de joie supérieure à toutes les autres, ses conseils peuvent être sincères : il conviendra de les apprécier suivant nos goûts. S’il confesse en revanche que finalement notre avantage personnel est toujours le motif de notre conduite, cette franchise même devient le sujet d’une juste défiance à son égard. En effet, de deux choses l’une : ou il ne nous avise pas dans notre intérêt à nous, mais dans le sien propre ; dans ce cas, il ne nous dira la vérité que s’il y trouve un avantage, ce qui ne s’entend point de soi-même ; il est donc suspect de mauvaise foi —, ou s’il nous exhorte pour notre bien propre, il se contredit, et ses conseils n’ont pas de valeur.

Indépendamment de cet argument ad hominem la morale empirique de toute nuance souffre d’une contradiction qui la paralyse. — L’école sentimentale nous vante les charmes de la vertu ; mais cette éloquence ne dit rien à ceux qui ne connaissent pas la vertu par leur propre expérience. Nous ne saurons si le remède offert est efficace qu’après nous l’être administré. Quel motif avons-nous d’en tenter l’épreuve, si notre inclination personnelle ne nous y porte pas ? Le moraliste sentimental veut être cru sur parole, et la seule raison qui pourrait m’inviter à le croire serait une analogie préexistante entre ses goûts et les miens. Cette variété de la morale utilitaire est à l’usage exclusif d’une classe de tempéraments, que nous n’avons aucune raison de préférer aux autres en nous plaçant au point du vue impartial de l’objectivité, puisque les uns et les autres sont également produits par la nature. — L’utilitarisme proprement dit affirme que l’individu se procurera généralement le maximum de jouissance en dirigeant sa conduite dans le sens du bien de la société, On comprend parfaitement qu’il est dans l’intérêt de la société qu’une telle opinion trouve créance. On comprend que cet intérêt soit aussi celui du moraliste parlant au public. Mais la démonstration laisse beaucoup à désirer. Indépendamment de la sincérité du prédicateur, qui doit être véhémentement soupçonnée par tous ceux qui le tiennent pour un habile homme et qui ne supposent pas ce qui est en question, la proposition semble tout à fait paradoxale.

Il s’agit d’arithmétique, il s’agit de convaincre un être cupide, par vous-même instruit qu’il n’y a rien de vrai sinon le plaisir, d’utile hormis les moyens de le fixer. Que voulez-vous lui prouver ? Que les millions dont ce qu’on appelle une indélicatesse lui assurerait la paisible jouissance n’égalent pas sa partie aliquote dans l’augmentation de la richesse sociale qui sera le fruit de sa probité. On convien-