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CH. SECRÉTAN. — du principe de la morale

en sa qualité d’être sensible. Si nous devons ménager l’animal et le respecter (sauf les exceptions justifiées par des motifs supérieurs), c’est d’abord, nous est-il dit, que nous devons respecter l’ordre extérieur, quel qu’il soit. Ensuite nous devons réprimer nos passions défavorables à des êtres sans responsabilité.

La première raison paraîtra peut-être un peu vague à ceux qui seraient disposés à voir dans la lutte pour l’existence le trait caractéristique de l’ordre extérieur.

La seconde nous fait l’effet de dissimuler un appel à la justice. S’il ne s’agissait véritablement que de l’ordre qui doit régner en nous-même, on ne verrait pas aisément pourquoi le goût de tuer les animaux pour s’en nourrir, pour s’en vêtir ou pour s’en parer constituerait une passion subversive et troublerait en nous l’ordre mental. Le naturaliste qui tire des oiseaux pour les empailler aimerait beaucoup mieux les conserver vivants, et croyez qu’il s’efforce de rendre leur captivité la plus agréable qu’une captivité puisse être. Le vulgaire chasseur lui-même n’a point de haine pour son gibier. C’est en s’attaquant aux puissants maîtres de la forêt que nos aïeux ont exercé les vertus cardinales.

La troisième source du devoir envers les animaux serait la sympathie pour tout être sensible, la pitié, le sentiment d’une espèce de communauté ; mais le sentiment anime le devoir et ne saurait le fonder, si bien que les reproches mêmes de la conscience n’y suffiraient point, puisqu’ils sont de l’ordre du sentiment[1]. Le devoir envers l’animal rentre dans le devoir de réprimer le penchant à la violence et à la destruction, les passions subversives haineuses, dont nous ne saurions subir l’empire sans perdre notre domination sur celles qui touchent au plus près de notre existence morale.

Ces exagérations ont quelque chose de touchant ; elles font pressentir de quels hymnes l’auteur aurait célébré la bienveillance si, pour raisons valables sans doute, il n’avait craint les félicitations de M. le curé.

Envers l’animal, la bonté est donc un devoir. Envers l’homme, il n’en est pas de même. « L’élévation de la bonté au rang d’un devoir est incompatible avec l’existence même de la morale » !

En effet, dit l’auteur, « si la bonté est un devoir ; comme de sa nature, en tant que passion, la bonté n’a point de règle ; elle entrainera nécessairement les autres devoirs dans l’incertitude et la contradiction. Étant souvent contraire à la justice, comme tout le

  1. Science de la morale, tome Ier, p. 54.