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thèses quand ils croient que ce libéralisme universel fera payer cher à l’humanité ses bienfaits, qu’on arrivera un jour ou l’autre à tolérer absolument tout, et qu’alors toutes ces tendances naissantes, encouragées à durer plus ou moins, se feront mutuellement équilibre ; que l’humanité demeurera donc stationnaire dans une médiocrité générale, avec la paix, avec l’aisance, ne connaissant plus ces luttes généreuses où il y avait des vaincus et des martyrs, mais où le vainqueur apportait à la civilisation quelque chose de vraiment nouveau et de grand. Laissons ces hypothèses non vérifiables pour nous ; revenons à nos conclusions, qui se tiennent entre ces deux ordres de conjectures, sur le terrain des faits. Il est acquis pour nous, d’après l’expérience historique, que toute nation n’est pas également apte à produire de grands hommes, que ceux-ci ne sauraient apparaître dans une société fermée, uniforme, mais que dans une société vivace, c’est-à-dire désireuse de se compléter, de développer et de répandre sa vie, il se trouve toujours quelques-uns de ses membres les mieux doués pour donner à cette vitalité des forces nouvelles et de nouveaux moyens d’action,

Cette loi générale se vérifie d’ailleurs par certaines lois secondaires dont v lune des plus importantes.

Il arrive très souvent que l’éclosion d’un ou de plusieurs grands hommes empêche pour un temps l’apparition d’autres grands hommes dans le même genre. Après Turenne, on n’a que la monnaie de Turenne, jusqu’à ce qu’on ait les généraux qui se font battre sur tous les champs de bataille de l’Europe. Après Corneille et Racine, on a au théâtre tous les talents secondaires qu’il est inutile de rappeler, et ainsi du reste. Pourquoi ? Parce que les maîtres créent une tradition qui s’impose et qui est construite si solidement de toutes pièces, que passer à travers ses mailles serrées est difficiles ; pendant de longues années peut-être, il reste également malaisé soit de refaire une seconde fois l’œuvre qui a été faite et bien faite, soit de construire en face d’elle une nouvelle œuvre répondant à des désirs qui ne se révèlent pas encore, à des besoins que la foule satisfaite n’a pas eu le temps d’éprouver. Ce qu’on appelle la décadence d’une école n’est pas autre chose que cela. La preuve en est que souvent, dans un même pays, à une même époque, tel art est à son apogée, tandis qu’un autre décline et qu’un troisième commence à peine à produire ses premiers et timides essais. Le génie national ne manifeste donc pas toujours son énergie sous toutes les formes possibles, à la fois ; et il ne devient pas du même coup incapable de toute grande œuvre. Quand l’humanité fatiguée de la scholastique, se dégoûtait de la philosophie, c’est alors que ses facultés poétiques