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SECRÉTAN. — le principe de la morale

En s’allongeant, en se compliquant, en s’obscurcissant, on peut en dissimuler les fissures et lui prêter une certaine apparence, mais on ne parvient pas à éliminer sérieusement la spontanéité de l’esprit. Le mécanisme, qui n’a jamais fait comprendre la sensation, n’expliquera probablement pas mieux l’amour du savoir, la soif de la vérité pour elle-même au mépris de tout autre intérêt. Au fond d’ailleurs, la philosophie mécaniste ne conteste pas notre définition de la vérité. Ayant pris la licence de partir de l’objet, ce qui scientifiquement n’est pas admissible, la difficulté consiste pour elle à rebâtir le sujet, dont elle se flatte vainement d’être sortie ; mais c’est toujours l’accord du sujet et de l’objet qu’elle cherche. La possibilité d’un tel accord, en d’autres termes la possibilité de la connaissance, est une supposition commune à toute doctrine, sauf le scepticisme absolu.

Cet accord, assurément rien ne le prouve ; la velléité de le démontrer accuserait même un singulier défaut de réflexion. Il est impossible à la représentation de sortir d’elle-même pour prendre une position intermédiaire entre elle et son objet problématique. L’existence de l’objet, la correspondance possible entre nos représentations et lui, la possibilité de la vérité, reste une allégation sans preuves ; l’existence du monde est un article de foi. Mais, qu’elle soit purement instinctive ou que l’analyse puisse la confirmer après coup, cette opinion suivant laquelle nos facultés sont tellement constituées qu’en les employant conformément à leurs propres lois nous réussissons dans une certaine mesure à connaître les choses telles qu’elles sont, la croyance à la vérité se présente comme l’antécédent obligé de toute recherche quelconque, même de celles dont la faculté de connaître forme la matière.

Maintenant l’affirmation de l’accord entre la pensée bien conduite et les choses est celle d’un ordre, d’une harmonie, qui impliquent l’ordre et l’harmonie au sens général. Penser que l’existence normale des êtres moraux, et par conséquent la nôtre, consiste en un effort vers l’impossible et repose sur une erreur, c’est au contraire nier implicitement l’ordre et l’harmonie. Si l’emploi de l’intelligence que nous estimons régulier nous conduisait à reconnaître l’incompatibilité de la vérité théorique et de la vérité pratique, un tel résultat suggérerait les doutes les plus graves sur la compétence de nos facultés mentales, sur la possibilité de la connaissance en général. Or toute application de la faculté de connaître qui aboutit à mettre en question la possibilité de la connaissance se détruit naturellement elle-même. Telle est la contradiction qui nous semble frapper le système du progrès moral fondé sur l’illusion de la liberté.

Peut-être rendons-nous cette contradiction plus sensible en la