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Cette doctrine peut sourire à des imaginations avides de lingénieux ; je confesse humblement qu’elle me répugne.

Et d’abord, s’il était vrai que le libre arbitre fût scientifiquement inadmissible et que le sentiment du libre arbitre naturel à notre espèce fût indispensable à notre activité raisonnable, de sorte que la vérité portât sur le mensonge et qu’un prestige formât la base du progrès moral et social, ceux qui ont passé derrière le voile n’auraient-ils pas dû respecter le secret du sanctuaire ? Si la civilisation repose sur l’erreur du libre arbitre, ceux qui travaillent de leur mieux à dissiper cette erreur ne sapent-ils pas les piliers de la civilisation ? Ne sont-ils pas coupables ? serions-nous tenté de demander, si nous ne savions quels dédains accueilleraient une question bien trop naïve, si nous pouvions oublier surtout que ces spirituels indiscrets ne sont pas libres de se taire, et que leurs livres se font tout seuls ? Mais ces esprits affranchis des conditions de l’humanité (puisqu’ils peuvent se passer d’une illusion indispensable à celle-ci), ne lui doivent apparemment rien, étant d’une race plus haute, et trouvent sans doute un plaisir permis à faire crouler sa petite fabrique. Peut-être se sont-ils dit qu’il n’y a pas de danger, attendu que l’illusion est tenace, et que le vulgaire ne les entendra jamais. Peut-être enfin, tranchant bravement dans le vif de la question, se sont-ils rassurés par l’opinion professionnelle suivant laquelle la science domine tout, et jugent-ils que, dût un monde en périr, il faut proclamer une découverte, leur découverte.

Est-ce bien une découverte ? Nous en doutons encore. Cette construction du progrès infailliblement déterminé par la chimère ne nous semble si profondément évidée et creusée, si précieusement ciselée, qu’aux dépens de sa solidité. L’objection de sentiment, grossièrement utilitaire, que nous venons de présenter sans nous flatter qu’on la discute, en contient une autre qui n’est pas plus sérieuse assurément, mais peut-être un peu plus technique.

Une théorie qui fonde le progrès moral et social sur la persistance d’une illusion nous paraît contradictoire dans son essence, sinon dans ses termes, en tant qu’elle affirme et nie à la fois implicitement la possibilité du savoir. Elle affirme le savoir parce qu’elle est doctrine, elle le nie parce qu’elle en rejette les conditions. La vérité se définit naturellement : une conformité entre nos représentations et leur objet, lequel existe indépendamment d’elles. L’idéalisme subjectif supprime la notion même de la vérité et contredit tout notre être. La théorie mécanique de la connaissance, qui se pique aussi d’en effacer l’inévitable dualité, n’est qu’une hypothèse inventée pour rendre compte de celle-ci. Nous ajoutons : une hypothèse insuffisante.