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par l’intelligence, ou que son apparent arbitre consiste uniquement dans l’absence d’une représentation distincte du meilleur parti ; que le conflit des motifs se ramène aux mouvements simultanés de plusieurs cellules cérébrales, cela n’importe pas à notre objet ; mais, de quelque façon qu’on entende la liberté, il faut, pour pouvoir délibérer, que le sujet se trouve libre.

L’idée du devoir, dont nous parlons comme essentielle à toute morale, n’est pas nécessairement celle d’une obligation péremptoire qui trouve sa raison d’être uniquement en elle-même. Si l’objet dernier de la volonté se trouvait être invariable, ce qu’il est bien permis de supposer, le choix ne pourrait porter que sur les moyens de l’atteindre, et le devoir consisterait à chercher le meilleur moyen. La vertu se confondrait donc avec l’habileté, le vice avec la maladresse : la paresse, la négligence, l’étourderie seraient la source de toutes les fautes, qui se ramèneraient à des erreurs de calcul ou d’exécution. Cette conception mérite assurément qu’on l’examine. La réciproque du moins est évidente : En se plaçant au point de vue de l’impératif catégorique, suivant lequel nous devons employer au bien notre force intégrale, qui pourrait nier, en effet, que toute erreur évitable contienne un péché ? Nous prenons donc le mot devoir dans le sens le plus large possible. Cette explication donnée, nous maintenons que la conception d’une règle de conduite, d’un art de la vie, est inséparable des idées de devoir et d’obligation.

La morale de l’intérêt, pour peu qu’on l’analyse, fait ressortir clairement cette vérité. Elle voit dans le bonheur le but unique de nos actions, ce qui est une erreur palpable en point de fait, si l’on prend les sensations agréables et les représentations qui s’y rapportent pour les seuls ingrédients de la jouissance, mais ce qui s’entend de soi-même, en revanche, si l’on admet la réalité de la volonté, puisque dans ce cas la satisfaction de la volonté devient la seule définition possible du bonheur.

Suivant cette école, la morale est donc l’art d’être heureux. Ceci suppose évidemment un idéal de bonheur universellement acceptable. Le docteur qui s’adresse à la communauté cherche à convaincre ceux qui l’écoutent qu’ils trouveront leur compte, c’est-à-dire leur satisfaction durable, à suivre une conduite profitable aux autres, et surtout à s’abstenir de leur nuire ; il s’efforce de les obliger par la considération de leur intérêt. Un raisonnement pareil ne peut avoir pour objet qu’une félicité idéale. L’utilitaire statue chez les hommes une similarité de goûts et de penchants que l’expérience justifie peut-être en quelque mesure, je le veux bien ; mais au fond l’utilitaire entend nous obliger à comprendre le bonheur comme il