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ment elle ne vienne pas à contredire la physique. « La combinaison de ces deux éléments, dit avec non moins de raison M. Pollock, est un des traits les plus caractéristiques de la philosophie de Spinoza. Jamais personne avant lui ne l’avait tentée avec une conscience à beaucoup près aussi sûre des conditions de la tâche ; peu d’entre ceux qui l’ont suivi ont persévéré dans cette tentative avec autant de courage et de résolution. » Ces deux éléments, dont Spinoza opère la fusion intime, à quelle source les pourrait-on rapporter ?

L’élément panthéiste ou mystique (les deux termes sont inexacts) doit revenir aux philosophes juifs du moyen âge, dont les ouvrages étaient familiers à Spinoza ; peut-être G. Bruno y est-il aussi pour une part. Dans tous les cas, l’influence indirecte de l’Orient n’est pas douteuse ici. L’élément scientifique dérive visiblement de Descartes.

L’idée monistique d’une substance unique à plusieurs aspects ne s’est développée qu’après les deux autres : entre le traité De Deo et homine et l’Éthique, la distance est grande sous ce rapport. Elle est une réaction contre le dualisme cartésien, déterminée sans doute par des raisons d’ordre scientifique ; peut-être cependant l’élément panthéiste y eut-il aussi sa part.

Reste l’idée de la loi de la nature, le produit le plus personnel du génie de Spinoza. Cette idée peut lui avoir été suggérée de loin et d’une manière tout à fait générale par le mécanisme de Descartes. On penserait d’abord qu’elle lui vint des Stoïciens ; mais, après examen attentif, M. Pollock croit devoir rejeter l’hypothèse. Cette idée, dont Spinoza fait sortir toute sa théorie morale, paraît bien être, entre toutes, celles qu’il tira le plus complètement de son propre fond.

Quoi qu’il en soit, M. Pollock pense pouvoir conclure de l’étude du plus ancien ouvrage de Spinoza, le De Deo et homine (vers 1656), que, s’il fut longtemps sous l’influence des idées scientifiques de Descartes, il ne fut jamais un adepte de sa philosophie. Ce traité prouve aussi que la forme théologique n’est pas un vêtement ajouté après coup à sa pensée par Spinoza dans le but de sauver les apparences, que bien au contraire le métaphysicien, chez lui, est sorti du théologien. Dès le moment où il écrivit le De Deo, il était en possession de ses idées essentielles, celle de la loi universelle de la nature unique et uniforme, démontree par la perfection de Dieu, et celle de la délivrance de l’homme au moyen de l’amour de Dieu et de sa connaissance. Enfin nous trouvons déjà dans le De Deo, sous une forme rudimentaire il est vrai, la théorie de l’éternité de l’âme qui termine l’Éthique.

En somme, Spinoza n’arrive à Descartes et à la science qu’en partant de la théologie et de la métaphysique, et alors qu’elles ont marqué sa pensée d’une empreinte ineffaçable. Descartes sera son maître dans la science, non dans la métaphysique ; ce qu’il lui demandera, c’est sa méthode, non ses idées. C’est au service des siennes qu’il la mettra ; elle l’aidera seulement à les remplir.

Nous ne suivrons pas aujourd’hui M. Pollock dans la discussion dé-