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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

tion : l’être vraiment bon n’obéit pas à des affections. Il veut le bien de celui sur lequel son activité se dirige, il veut son bien, c’est-à-dire, dans la langue de notre métier, qui est la plus précise, il veut la réalité de son être, il veut qu’il soit tout ce qu’il peut devenir. Et comme, sans se juger favorablement lui-même, l’être bon tient la bonté pour, ce qu’il y a de meilleur au monde, il s’efforce de rendre bon celui dont il cherche l’avantage. Il veut que tous les hommes, que tous les êtres deviennent bons ; et dans l’imperceptible humilité de sa tâche, sur le point qu’il occupe une heure, c’est à cet objet infini qu’il se consacre tout entier.

Sous l’empire de la charité, l’individu tend en quelque sorte à s’absorber dans l’ensemble ; mais il ne veut point s’y anéantir, il s’efforce constamment au contraire d’accroître l’intensité d’une vie qui devient importante à ses yeux, du moment qu’il la juge utile. Réciproquement, il voudrait pénétrer le tout pour se l’assimiler. Son être consiste à vouloir que les autres deviennent tous semblables à l’idéal qu’il porte en lui-même. Il veut donc qu’ils soient, au degré le plus intense et dans la plus haute forme de l’être qu’il parvienne lui-même à concevoir. Et cette existence maximale, cette vie suprême, c’est que tous se consacrent réciproquement les uns aux autres, que tous s’affirment et se réalisent les uns dans les autres.

Je ne dis pas que cet idéal soit réalisable, et le moment n’est pas encore venu d’examiner s’il est légitime. « Chacun chez soi, chacun pour soi » vaut peut-être mieux. « Chacun chez soi, chacun pour soi vaut mieux sans contradiction possible, si l’individu constitue réellement un monde à part ; car on ne saurait concevoir ni la loi qui nous commanderait d’agir au rebours de notre nature essentielle, ni la force qui nous permettrait de détruire cette nature et de nous reconstituer nous-mêmes dans l’être après l’avoir abandonné. Peut-être faut-il reculer plus loin que les codes, et penser, avec une autorité considérable, que la guerre est le grand commandement de Dieu, comme la grande école de toute vertu. La sagesse des victorieux se soumet aisément l’esprit des hommes. La question n’est pas là. Rappelons-nous ce qui nous a mis sur le chapitre des amours et de la charité. Il s’agissait pour nous d’établir que la contradiction entre l’unité de l’espèce et la liberté de l’individu n’est pas absolue. Nous avons annoncé que la solution s’en trouverait dans la morale ; et nous essayons de faire voir, suivant cette promesse, que la solution de l’antinomie est fournie effectivement par la charité, par la bonté. Les bonnes gens sont peut-être des imbéciles ; l’usage des langues les plus raffinées nous apprend assez que cette manière de les juger constitue à tout le moins une opinion probable, sans qu’une