Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
123
P. JANET. — le spinozisme en france

prêtres dans la foi catholique ! L’abbé Sabatier admire une philosophie qui enseigne « que nous vivons dans Dieu et par lui, comme les cirons et les vers vivent en nous et par nous ! » Quelle que pût être l’exagération de ces paroles, et même dût-on suspecter un peu la sincérité de l’auteur, il lui faut savoir gré d’avoir distingué le philosophe Spinoza du pur athéisme et d’en avoir aperçu le côté mystique et religieux. Au reste, cette apologie passa presque inaperçue, et, encore aujourd’hui, elle est encore à peu près ignorée[1].

C’est encore un prêtre que nous avons à nommer, pour compléter la série des spinozistes au xviiie siècle ; cette fois, il s’agit non plus d’un amateur comme Boulainvilliers, ou d’un compilateur médiocre, comme Sabatier, mais d’un vrai et même profond métaphysicien, dont le nom, l’existence et les ouvrages sont restés inconnus jusqu’à nos jours, et qui n’a été introduit dans l’histoire de la philosophie que par un écrit récent de M. Émile Beaussire[2].

Dans une de ses lettres à Mlle Roland, Diderot écrit ce qui suit : « Je fis hier un diner fort singulier. Je passai la journée avec deux moines qui n’étaient rien moins que bigots. L’un d’eux nous lut le premier cahier d’un traité d’athéisme, très frais et très vigoureux, et j’appris avec édification que cette doctrine était la doctrine courante de leurs corridors. » Quel était ce moine athée dont parle Diderot ? On ne le savait pas. M. Émile Beaussire nous l’a fait connaître, et il nous apprend que c’était un bénédictin, nommé dom Deschamps, très particulièrement lié avec le marquis de Voyer d’Argenson, son fidèle disciple, et qui avait laissé l’exposition de sa philosophie dans un manuscrit dont M. Émile Beaussire nous a donné de nombreux extraits et une très complète analyse.

Par cette analyse, nous apprenons que dom Deschamps n’était pas un abbé dans le sens qu’entendait Diderot, mais qu’il avait dépassé non seulement l’athéisme du xviiie siècle, mais peut-être même le panthéisme de Spinoza ; M. Beaussire croit voir dans son système un pressentiment de l’idéalisme de Hegel. On ne sera donc pas étonné de trouver dans dom Deschamps un écrit sous ce titre : Réfutation courte et simple du système de Spinoza soit que dom Deschamps ait tenu à se disculper du soupçon de spinozisme ; soit,

  1. C’est M. Nourrisson, dans son livre sur Spinosa (déjà cité plus haut), que nous avons vu pour la première fois citer des extraits de cet ouvrage, qui n’était que mentionné dans la savante bibliographie spinosiste d’Émile Saisset (Introduction aux œuvres de Spinoza, Paris, 1820).
  2. Les antecédents de l’hégélianisme en France. Dom Deschamps et son système, Paris, 1865.