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1o Les jugements du goût supposent un principe à priori. — Dans la première édition de la Critique de la raison pure (1781) Kant écrit que « les règles du jugement du beau sont quant à leurs sources purement empiriques et ne peuvent fournir de lois à priori pour guider le goût[1]. » Dans la deuxième édition (1787), il ajoute : « quant à leurs sources principales… de lois à priori détermines… C’est l’idée mère de la Critique du jugement qui s’est formée dans l’intervalle. Les jugements du goût appartiennent à la faculté de connaître sans rien apporter à la connaissance des choses. Ils ont toujours pour objet une exhibition particulière, ils sont particuliers. Dans cette exhibition, ils s’appliquent non à la détermination de l’objet (jugement logique), mais à la propriété esthétique[2] de l’objet, c’est-à-dire au rapport de la représentation de l’objet avec le sentiment du plaisir ou de la peine. Ils ne sont donc déterminables par aucun concept à priori ; ils sont empiriques. Voilà la thèse de 1781. Et cependant les jugements du goût prétendent à l’universalité, ce qui semble indiquer qu’ils ont un fondement à priori. Ce fondement, Kant le chercha dans la relation nécessaire de la faculté de connaître avec le sentiment. En décembre 1787, il écrit à Reinhold : « Je m’occupe d’une Critique du goût, à propos de laquelle j’ai découvert une nouvelle espèce de principes à priori. Car il y a trois facultés de l’âme, la faculté de connaître, le sentiment du plaisir et de la peine, la faculté de désirer. Pour la première, j’en ai exposé les principes à priori dans la Critique de la raison pure pour la troisième, dans la Critique de la raison pratique. Je les cherchais aussi pour la seconde, et, quoique je tinsse pour impossible d’en trouver de pareils, la méthode[3] qui m’avait fait découvrir dans l’âme humaine la constitution[4] des deux autres facultés me mit aussi sur la voie, si bien que maintenant je reconnais trois parties de la philosophie, dont chacune a ses principes à priori…, la philosophie théorique, la téléologie et la philosophie pratique, la téléologie étant, à la vérité, la plus pauvre en principes à priori. » De quelle méthode s’agit-il ici ? On pourrait croire que c’est celle qui a conduit Kant à diviser la faculté de connaître en entendement, jugement et raison pure. Mais, en ce cas, Kant parlerait déjà de la Critique du jugement, et non pas seulement d’une critique du goût. Puis cette méthode ne s’applique pas à la faculté de désirer. Non, Kant n’était pas encore allé aussi loin. Il s’agit simplement pour lui du rapport des catégories aux jugements d’expérience, relation qui se retrouve sous une forme convenable dans la Critique de la raison pratique. Dans la science, un jugement logique particulier prend une valeur universelle lorsqu’il est déterminé selon les conditions générales de la faculté de juger sous les lois d’une expérience possible. Sur le même fondement, celui qui

  1. Crit. de la raison pure.
  2. Sens kantien du mot, relatif à l’état subjectif du sujet.
  3. Das Systematische.
  4. Die Zergliederung.