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a. naville. — l’amour-propre

non ! Nous attachons une importance extrême à l’opinion de gens qu’aucune relation habituelle n’unit à nous. Un artiste en tournée veut être applaudi partout, et l’admiration de ses concitoyens ne’le consolerait guère des sifflets qu’il aurait provoqués chez un public étranger. Un jeune écrivain qui vient de publier son premier livre se jette avec émotion sur le journal où l’on parle de lui, et les éloges qu’il y trouvera lui causeront un plaisir d’autant plus vif peut-être qu’il pourra moins les supposer écrits par une plume amie. Bien plus, ce n’est pas durant notre vie seulement que nous voulons être admirés ; c’est encore après notre mort. Nous voulons survivre dans la mémoire de quelques hommes ou même dans la mémoire de l’humanité. Ce qui attriste le plus certaines personnes à l’approche de la mort, c’est la pensée que, quand elles auront disparu, on ne parlera bientôt plus d’elles. Quelle étrange fascination exerce donc sur nous l’admiration des autres pour que nous voulions savoir qu’elle durera encore quand nous ne serons plus là pour la goûter ? « Quand dans la tombe un pauvre homme est inclus, qu’importe un nom, un bruit qu’on n’entend plus ? »

Il importe beaucoup, et voici comment. Si l’opinion des autres a de l’influence sur notre bonheur, ce n’est pas en tant qu’elle est en eux, ce qui serait inexplicable, c’est parce qu’elle passe en nous et que nous nous l’assimilons. Cette assimilation est toujours facile quand l’opinion des autres à notre sujet est conforme à celle que nous avons nous-mêmes et surtout quand elle est favorable.

Leur admiration ne fait alors que renouveler et maintenir sans cesse devant notre esprit la haute idée que nous avons de notre valeur. Le vaniteux qui se croit universellement admiré est comme un homme debout au milieu d’une chambre dont toutes les parois seraient des miroirs. Quoi qu’il fasse et de quelque côté qu’il se tourne, son regard rencontre partout l’image bien-aimée du jugement flatteur qu’il porte sur lui-même. Nous nous assimilons d’ailleurs souvent le jugement des autres à notre sujet, même quand il n’est pas conforme à celui que nous avions d’abord formé nous-mêmes. Nous savons bien que nous ne sommes pas infaillibles et, surtout que nous ne le sommes pas quand il s’agit de nous. Nous savons que les autres ont une intelligence comme nous, et sans doute, quand ils nous jugent, une impartiabilité plus grande que nous. Leurs appréciations à notre sujet modifient donc les nôtres. Leurs éloges nous réjouissent, parce qu’ils augmentent notre opinion avantageuse de nous-mêmes, et leurs critiques nous affligent, parce qu’ils la diminuent. L’opinion des autres ne nous cause donc du plaisir ou de la peine que d’une manière indirecte. La cause directe