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signifier ou bien que la raison pure pose une loi pratique, ou qu’elle est capable de déterminer la volonté et de la rendre libre, pour déterminer finalement par ce moyen l’existence même de son objet[1].

Si ce passage d’un sens à tous les autres était légitime et si la

  1. Le même passage perpétuel d’un sens à l’autre se retrouve dans les définitions que Kant donne de la liberté et qui sont parallèles à celles de la raison pure pratique. Par le mot ambigu de liberté, il entend tantôt la liberté ou autonomie de la raison, c’est-à-dire son caractère à apriori et indépendant des phénomènes, tantôt le pouvoir qu’aurait la raison de réaliser ses purs objets dans l’ordre des phénomènes et de la sensibilité. Il y a donc une liberté législative et une liberté exécutive. Kant les confond ou passe de l’une à l’autre sans jamais montrer la transition, qui est précisément le grand problème. Rappelons-nous d’abord que, pour Kant, la faculté de désirer, la volonté (Raison pratique, préface, p. 139), est tantôt soumise aux objets réels, tantôt cause de la réalité de ses objets ; dans le premier cas, elle est dépendante ; dans le second, elle est libre et on pourrait dire d’elle ce que Bossuet disait de la volonté divine : elle ne pense pas les choses parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’elle les pense. « La différence, dit Kant, entre les lois d’une nature à laquelle la volonté est soumise et celles d’une nature soumise à une volonté, en ce qui concerne le rapport de celle-ci à ses libres actions, consiste en ce que, dans la première, les objets doivent être cause des représentations qui déterminent la volonté, tandis que, dans la seconde, la volonté doit être cause des objets, en sorte que sa causalité place uniquement son principe de détermination dans la raison pure, qu’on peut appeler pour cela même la raison pure pratique. (Id., p. 198). » Kant parle ici de la causalité par rapport aux objets, ou liberté exécutive et automotrice ; il ne la distingue pas de la causalité par rapport aux lois morales, ou dé la liberté législative et autonome. Il n’est cependant pas évident que poser la loi à réaliser, ou le devoir, soit en même temps poser la réalisation de la loi, même dans notre intention ; sinon le devoir n’aurait plus de sens et ne se distinguerait plus de la réalité.

    Même confusion dans un autre passage. « Nous concevons, dit Kant, dans un être raisonnable, une raison qui est pratique, c’est-à-dire qui est douée de causalité à l’égard de ses objets » ; expression ambiguë, qui peut signifier soit que la raison pose elle-même à priori ses objets de pensée ou ses lois, soit qu’elle cause la réalisation intentionnelle de ces objets dans l’expérience même. Le premier sens est le seul que Kant ait le droit d’admettre ; aussi ajoute-t-il : « Or il est impossible de concevoir une raison qui, ayant conscience d’être elle-même la cause de ses jugements, recevrait une direction du dehors ; car alors le sujet n’attribuerait plus à sa raison, mais à un mobile, la détermination de ses jugements. Il faut donc qu’elle se considère comme étant elle-même, indépendamment de toute influence étrangère, l’auteur de ses principes, et par conséquent, comme raison pratique ou comme volonté d’un être raisonnable, elle doit se considérer elle-même comme libre (Met. des mœurs, 101). » Libre au sens de l’autonomie de ses jugements, oui ; mais libre au sens de son action sur les phénomènes, c’est ce que Kant n’a nullement établi ; sa raison pure est douée de causalité à l’égard de ses objets en tant que pensées et jugements, non en tant qu’actions sur le monde de l’expérience. Or, c’est la causalité à l’égard de la réalisation de ses objets en nous dont la raison aurait besoin pour être vraiment libre, et c’est cette causalité, cette puissance de réaliser en nous tel ou tel état réel, telle ou telle direction ou intention de la volonté, que nous nous attribuons, à tort ou à raison, quand nous croyons être libres. Toute l’argumentation de Kant pèche donc par la base, et il ne peut, sans une pétition de principe, sortir de sa « raison pure » pour agir pratiquement par la volition sur le monde sensible et poser ainsi une liberté à la fois législative et exécutive dans notre conscience.