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mais en même temps, comme son devoir est vide de toute matière et réduit à une forme rationnelle, le devoir redevient une sorte de cadre organique de l’intelligence, une sorte de « moralité organique ».

Ainsi, par toutes les voies, nous revenons à dire que l’idée de devoir est subjective, problématique, suspecte d’illusion pour la raison même, laquelle a le privilège de pouvoir élever un doute sur tout ce qu’elle n’explique et ne connaît qu’imparfaitement, à plus forte raison sur ce qui est, par essence, inconnaissable et transcendant.

Kant finit par avouer lui-même, dans un curieux passage, que « la chose est assez étrange ». Il n’y a, dit-il, a rien de semblable dans tout le reste de la connaissance pratique. En effet, la pensée à priori d’une législation universelle possible, cette pensée qui, par conséquent, est purement problématique, nous est ordonnée absolument comme une loi, sans que l’expérience ou quelque volonté extérieure y entre pour rien[1]. » Étrange n’est-il point ici un euphémisme voilant la réelle contradiction d’une hypothèse catégorique, d’une supposition loi, d’un problématique ordonné absolument ?

De plus, nous demanderons que signifie ici le mot ordonné Pour être vraiment nécessaire, c’est-à-dire imposé, il faut que l’ordre vienne du dehors et soit, par exemple, une voix de Dieu ; mais alors il n’en sera que plus problématique, et le commandement même deviendra hypothétique. Kant le reconnaît, et c’est pour cela qu’il veut l’autonomie et non l’hétéronomie, le catégorique et non l’hypothétique ; mais la contradiction entre l’impératif catégorique et l’autonomie finit par éclater dans ses propres expressions. Qu’on lise dans la Raison pure la façon dont il représente la loi morale, on verra qu’elle est toute théologique, malgré ses protestations.

« La raison, dit-il, se voit forcée d’admettre un Dieu ainsi que la vie dans un monde que nous devons concevoir comme futur, ou de regarder les lois morales comme de vaines chimères, puisque la conséquence nécessaire qu’elle-même rattache à ces lois (le bonheur) s’évanouirait par cette supposition. Aussi chacun regarde-t-il les lois morales comme des commandements, ce qu’elles ne pourraient être si elles ne rattachaient à priori certaines suites à leurs règles, et si par conséquent elles ne renfermaient des promesses et des menaces. Mais c’est aussi ce qu’elles ne pourraient faire si elles ne résidaient dans un être nécessaire[2]. Nous touchons ici de bien près à l’hétéro-

  1. Raison pratique, p. 175.
  2. ’Raison pure, trad. Barni, I, p. 371.