Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/617

Cette page n’a pas encore été corrigée
613
a. fouillée. — critique de la morale kantienne.

la moralité consiste à sauter. C’est là ce que les kantiens appellent l’absolu moral, un absolu qui a un bandeau sur les yeux et ne fait que subir, sous le nom de nécessité et de loi, une impulsion irrésistible dont il ne voit pas la raison.

En somme, tout est exceptionnel dans la manière dont, selon Kant, nous connaissons la loi morale et sa condition, la liberté. Cette dernière est « une chose de fait » et, par exception, n’a point l’intuition correspondante qui seule pose les choses de fait. La loi morale elle-même est « une, sorte de fait rationnel », sans intuition correspondante. Elle est un « axiome », et, par exception encore, elle n’a point cette intuition qui rend les axiomes possibles. Enfin elle est « un jugement synthétique à priori », et, toujours par exception, elle n’a point d’intuition ni d’expérience au moins possible qui puisse opérer la synthèse du sujet et de l’attribut. Kant, pourtant, dans sa théorie des jugements synthétiques à priori, nous a dit que la « synthèse des représentations », nécessaire à ces jugements, repose sur l’ « imagination » et sur le « temps », « forme nécessaire du « sens intérieur, » que « la possibilité de l’expérience est ce qui donne de la réalité objective à toutes nos connaissances à priori » ; que, « en dehors de ce rapport, les propositions synthétiques à priori sont tout à fait impossibles, puisqu’elles n’ont pas de troisième terme, c’est-à-dire d’objet par où l’unité synthétique de leurs concepts puisse établir sa réalité objective[1]. » Or Kant nous dit maintenant : — « Le devoir catégorique suppose une proposition synthétique à priori où, à l’idée de ma volonté affectée par des désirs sensibles, s’ajoute celle de cette même volonté appartenant au monde intelligible, pure et pratique par elle-même et contenant la condition suprême imposée à la première par la raison[2]. » Qu’y a-t-il ici qui se rapporte à l’expérience ? Ma volonté sensible. Quant à la volonté intelligible, à la liberté, elle est une « pure idée » sans intuition correspondante, une pure « supposition », qui est même la négation des conditions nécessaires à toute expérience, du déterminisme. Comment donc me suffit-il d’ajouter à un fait (ma volonté déterminée) une pure supposition (la liberté), pour obtenir un jugement catégorique à priori ? Au lieu d’une hypothèse, Kant voit là un ordre ; mais par cela même il abandonne toute sa théorie générale sur les choses de savoir, sur les axiomes, sur les jugements synthétiques à priori, pour faire en faveur de la loi morale l’exception la plus incompréhensible, qui ne se justifie que par une pétition de principe. Nous pouvons donc conclure que la connaissance de la loi

  1. Critique de la raison pure, trad. Barni, 214, 215, 216.
  2. Métaph. des mœurs, p. 111.