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comprend ; mais que signifie l’affirmation que le même fait a deux aspects ou deux faces ? Affirme-t-on l’unité substantielle du support commun de phénomènes différents ? C’est une thèse de philosophie spéculative, et cette thèse a un double défaut. En premier lieu, elle est absolument stérile : d’une unité substantielle indéterminée et indéterminable on ne saurait rien déduire. En second lieu, la thèse est destituée de toute preuve valable. Pour l’établir, il faut affirmer que partout où il y a mouvement il y a quelque élément psychique, la sensation pour le moins. La sensation est un fait subjectif dont la conscience seule nous fournit l’idée. Admettre la sensibilité des animaux, c’est, pour les animaux supérieurs du moins, le résultat d’une analogie sérieuse. Cette analogie fait défaut lorsqu’on passe au règne végétal, et bien plus encore lorsqu’il s’agit de la matière inorganique. Attribuer un élément de sensibilité aux plantes et aux pierres, c’est une affirmation à priori, déduite de certaines conceptions philosophiques et que l’observation ne justifie pas. Du reste, les partisans de la doctrine que j’examine n’énoncent pas l’intention de formuler une thèse de philosophie spéculative. Ils ne parlent pas d’une unité substantielle, entendue dans un sens métaphysique ; ils parlent d’un fait. Puisqu’il est question d’un fait, il est naturel de demander par quelle expérience on le constate. Est-ce le fait subjectif, la donnée de conscience qui a une face objective ? Qu’est-ce que la face objective d’un phénomène subjectif ? Qu’on parle d’une condition objective, cela s’entend ; mais une face objective d’un fait subjectif, cela ne s’entend pas. Les termes mêmes que l’on emploie rappellent la nécessité de concevoir un objet qui se pose en face d’un sujet. Est-ce le fait objectif, le mouvement qui a une face subjective ? C’est ainsi que paraissent l’entendre les partisans de la doctrine. Selon M. Lewes, « il est nécessaire d’adopter franchement le point de vue biologique, c’est-à-dire de regarder les fonctions mentales comme des fonctions vitales[1]. » Le fait unique qui a deux aspects est donc le fait physiologique. Cette affirmation est fort claire en elle-même ; mais ce qui n’est pas clair du tout, c’est la manière de concevoir l’aspect subjectif d’un mouvement. Le mot qu’on est forcé d’employer rappelle la conception nécessaire d’un sujet distinct de l’objet. Admettons que ces remarques n’aient pas cette valeur. Il y a un fait unique qui a deux faces ou qui se présente sous deux aspects. Un aspect suppose un spectateur. « Tout événement, toute sensation a un double aspect, objectif et subjectif, selon le mode d’appréhension[2]. » Fort bien ; mais qui appréhende ?

  1. Revue philosophique, décembre 1879, p. 643.
  2. Ibid, p. 644