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les positivistes mêmes, malgré leurs protestations de neutralité) ont contribué à l’établissement du naturalisme et ont soutenu même un naturalisme exclusivement matérialiste. Parmi les kantiens eux-mêmes, il en est, comme M. Renouvier, qui sont revenus au phénoménisme de Hume. Ainsi, à ne consulter que les faits, on voit se vérifier l’adage cher aux Allemands : la roue de l’histoire ne saurait demeurer immobile ; si elle tourne parfois sur place, elle finit toujours par avancer. Comment donc l’école néo-kantienne se flatterait-elle de nous ramener ou à peu près en l’an 1781 ou 1788, où furent publiées la Critique de la Raison pure et celle de la Raison pratique ? — Nous espérons montrer que, dans la morale du moins, on ne saurait s’en tenir au point de vue de Kant ; et comme c’est pour la morale que les kantiens travaillent, comme ils font dépendre de leur morale leur métaphysique même, l’insuffisance de leur philosophie pratique fera peut-être pressentir l’insuffisance de leur philosophie spéculative. Pour nous, Kant nous semble un scolastique de génie qui met fin à la scolastique, un théologien profond qui met fin à la théologie, un moraliste de l’ancienne école qui met fin à la morale traditionnelle. Sa grande gloire est d’avoir entr’ouvert les portes à une philosophie nouvelle ; mais, en philosophie plus qu’ailleurs, la logique veut qu’une porte soit entièrement ouverte ou entièrement fermée. Aussi croyons-nous que les esprits rigoureux, s’ils ne veulent pas revenir en arrière du kantisme, s’élanceront en avant : tous en sortiront.

Nous étudierons aujourd’hui la morale du criticisme français, qui, à nos yeux, ne peut se soutenir qu’en revenant à la morale du kantisme pur. Celle-ci, seule logique à notre avis, n’est elle-même que la forme dernière et rigoureuse de la morale traditionnelle ; nous en ferons l’objet d’études ultérieures.


I

MÉTHODE GÉNÉRALE DU CRITICISME. PRIMAUTÉ DE LA MORALE.


Le néo-kantisme si vigoureusement soutenu par M. Renouvier est beaucoup moins orthodoxe que celui de plusieurs autres philosophes français contemporains et devrait s’appeler plutôt un semi-kantisme. Kant, pour concilier la science et la conscience morale, dont les exigences seraient à ses yeux contradictoires si