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plus compliqués, mais chacun de ces mouvements lui révèle une beauté nouvelle, et il est amplement payé de ses peines.

Si le mouvement des yeux est, comme nous le pensons, la source des émotions esthétiques qui naissent de la contemplation des formes architecturales, tout ce qui nous vient en aide pour percevoir et analyser les circonstances de ce mouvement prend une valeur artistique considérable. Il faut que l’œil suive des directrices nettement indiquées, sur lesquelles il ne rencontre aucun obstacle qui puisse le détourner de sa route ou l’entraver dans sa marche. Comparez à ce point de vue la tour Saint-Jacques, par exemple, avec l’une des tours de l’église de Saint-Sulpice, et vous serez frappés de la différence. Dans la première, les groupes de fines colonnettes se continuent de la base au sommet ; les corniches, les statuettes, loin d’arrêter le regard, lui fournissent comme autant de points d’appui pour prendre un nouvel élan. Dans la tour de Saint-Sulpice, au contraire, un des plus malheureux échantillons de l’art du xviiie siècle, les trois rangs de colonnes superposées appartiennent chacune à des ordres différents. Des frontons carrés, des couronnements circulaires viennent sans cesse déranger le mouvement de l’œil. L’effet artistique est nul, ou plutôt fatigant et désagréable. Quoique beaucoup moins haute, la flèche primitive de Saint-Germain des Prés, qui se compose d’un fort bloc de pierres sans ornements, terminé par un élégant chapiteau supporté par des groupes d’arcades, produit une impression beaucoup plus satisfaisante.

Toujours dans le même ordre d’idées, la nature et surtout la couleur des matériaux exercent une influence considérable. Les lumières et les ombres, dont l’ensemble constitue le modelé, fournissent, en effet, à l’œil comme autant de points de repère qui guident et facilitent ses mouvements. Or toute substance blanche, polie, ou de couleur vive, affaiblit l’intensité des ombres, toute substance de teinte obscure ou mate éteint les lumières. Tout le monde a pu se rendre compte que les monuments neufs, quel que soit leur mérite, gagnent beaucoup à être noircis par l’action du temps. À l’Exposition de 1878, l’établissement de Baccarat avait présenté une sorte de pavillon en cristal ; tous les visiteurs s’accordaient à reconnaître que l’effet artistique était nul. Dans cette lumière sans ombres, l’œil, glissant à chaque mouvement pour ainsi dire, ne savait où se retrouver, et tout relief disparaissait. Nous aurons occasion de développer spécialement ce point de vue à propos de la sculpture.

Enfin, si les considérations qui précèdent sont admises, il est évident que le caractère, le tempérament, l’éducation artistique de l’œil du spectateur, la disposition spéciale où il se trouve jouent un rôle