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l’œil, comme la main, tâte, palpe, pour ainsi dire, dans toutes les directions, l’objet lumineux placé devant lui. Il mesure, ou du moins apprécie, les variations de l’intensité de la lumière en chaque point ; il en distingue les qualités ou les couleurs. Et c’est de l’ensemble des renseignements sensoriels ainsi obtenus, combinés avec le souvenir de sensations et d’expériences antérieures, que l’esprit arrive à la. perception des formes. On pourrait comparer, assez exactement, ce me semble, l’appareil oculaire à ces longues antennes auxquelles les insectes aveugles ont recours pour se diriger et se reconnaître. L’incomparable avantage de l’œil sur les organes tactiles dans ces opérations, c’est la prodigieuse rapidité à laquelle il arrive à toute distance. Pendant que le toucher ne peut s’exercer qu’à la longueur du bras, par de longs tâtonnements, la vue, en un coup d’œil, suivant la très heureuse et très exacte expression employée dans toutes les langues, peut parcourir la voie lactée, ou, plus près de nous, se rendre compte de la disposition générale du plus vaste édifice, du paysage le plus étendu. Mais, j’insiste sur ce point, capital à mon sens, avec la vue, comme avec le toucher, le mouvement est absolument indispensable pour nous donner la perception des formes. L’œil ne voit distinctement dans le panorama du monde, qu’un seul point à la fois. Il est donc obligé, ainsi que le doigt ou la main de l’aveugle, de parcourir les différentes régions de l’objet lumineux, d’en reconnaître le contour, les limites. Mais comme pour Je doigt ou la main, et à un bien plus haut degré encore, il suffit à l’esprit d’un nombre très limité de renseignements de cette nature pour reconstituer la perception de l’objet. Une ligne droite, verticale, horizontale, est immédiatement définie par la direction simple des mouvements du regard. Pour une ligne droite inclinée, pour un cercle, pour une ellipse, une combinaison plus compliquée est nécessaire, mais ici la mémoire, la vision indirecte interviennent[1], et l’on peut affirmer que, dans tous les cas de ce genre, l’œil ne parcourt, de l’arc qu’il a devant lui, que juste autant qu’il faut pour permettre à l’esprit de reconnaître la loi connue de la courbe. Quand il s’agit d’un contour irrégulier ou simplement nouveau, l’œil, au contraire, exécute des mouvements beaucoup plus suivis, ce qui ne laisse pas que d’engendrer une certaine fatigue.

Pour bien se rendre compte du phénomène, on pourrait, encore ici, se reporter à ce qui se passe dans la lecture. Pour la plupart des mots, il est certain que l’œil ne regarde pas les lettres une à

  1. À la durée infiniment courte d’une étincelle électrique, l’œil peut percevoir sans mouvement des formes simples et connues ; ce qui s’explique, à mon avis, par le concours de la vision indirecte.